Roman feuilleton

La nuit sur les toits – Chapitre 2

Chose promise 😉 … Je vous livre donc le 2ème chapitre de « La nuit sur les toits », et vous en souhaite une douce lecture ❤

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LA NUIT SUR LES TOITS

Chapitre 2

– Chérie ! Tu peux venir s’il te plaît ?

La voix impatiente de mon mari me fait sourire. Serais-je indispensable ?

A l’aube de mes quarante ans, j’ai rempli à peu près toutes les cases. Mariage, enfants, maison, boulot, tout y est. Bien sûr, tout n’est pas lisse, tout n’est pas parfait, mais c’est cela aussi qui fait la beauté de notre vie, de notre famille. Qui la rend unique, donc précieuse.

J’aime profondément Guillaume. C’est lui qui m’a ramenée à la vie, qui m’a montré le chemin, qui nous a fait gravir tous les obstacles, l’un après l’autre, de nos impatiences et de nos failles, de notre jeunesse et ses écueils. Guillaume, c’est mon rocher, le socle sur lequel j’ai pu construire une vie solide et rassurante.

Je l’ai pourtant rencontré dans des circonstances assez dramatiques, pathétiques même, surtout pour moi.

En cette fin d’été 1999, j’ai vingt-quatre ans, et je viens de tenter de mettre fin à mes jours.

Avec le recul, je pense que j’ai simplement demandé, désespérément et malgré moi, que l’on m’aide. Ce « on » qui ne devait pas faire partie de mes proches, trop proches, ce « on » qui devait venir d’ailleurs, d’une vie autre, d’une vie tellement différente de la mienne, cette vie dont je voulais qu’« on » me sorte, à tout prix, par n’importe quel moyen, y compris le plus extrême, le plus dangereux. Ce risque de m’y perdre, je l’ai pris, et je ne l’ai jamais oublié. Il me hante encore, terrible, et me fait me sentir faible certains jours, fragile, émiettée comme du verre que l’on effrite, et les éclats de soleil qui s’y reflètent alors me donnent envie de pleurer. Ma fragilité est belle aussi, elle fait partie de moi, et c’est cela que Guillaume a aimé dès notre première rencontre.

Ma tentative de suicide se finit aux urgences, sous le regard indifférent du personnel soignant qui a d’autres chats à fouetter cette nuit-là. Oui, malheureusement un bus d’adolescents a pris feu et je comprends bien que je les encombre plutôt qu’autre chose, de vrais patients attendent leurs soins. La jeune femme égocentrique et dépressive attendra, enfin c’est ce que je lis dans le regard pressé et fuyant de l’infirmière qui vient changer les seringues de mes perfusions. Alors on me transfère rapidement en psychiatrie, pour quelques jours d’observation. Le médecin veut pouvoir écrire « dépression sévère » sur mon dossier, me prescrire ce qu’il faut pour que je ne recommence pas, et surtout ne pas être jugé responsable si cela arrivait malgré tout.

Lorsque je me réveille le lendemain matin dans cette chambre grise, impersonnelle, j’ai la nausée. Des éclats de voix me parviennent à travers les murs. Je comprends vaguement qu’une vieille dame refuse la douche, et les soignants la grondent gentiment. « Vous ne pouvez pas rester comme ça, enfin ! ». Je souris tristement. Moi non plus je ne peux pas rester comme ça, je me sens sale, souillée par ma nuit folle. Je suis nue sous une blouse d’hôpital, je ne me souviens pas d’avoir été déshabillée pourtant, je me sens terriblement seule et vulnérable, abandonnée. Je prie pour qu’aucune des mes connaissances ne vienne me voir, surtout pas mes parents, mes amis, pitié. Pas comme ça, pas maintenant. J’ai honte. Je me sens mal.

La porte s’ouvre après quelques coups discrets, un jeune infirmier entre, souriant. Ses yeux bruns et lumineux, sa barbe de trois jours et sa haute stature me rassurent et me font du bien instantanément. Il a l’air si gentil, humain, tellement différent du personnel stressé de la nuit dernière.

– Bonjour.

Sa voix est grave, chaleureuse. Il prend son temps, me regarde avec attention. Le silence qui s’installe ne me gêne pas. Il s’assoit sur un fauteuil à côté de moi et commence à me parler doucement. De longs blancs viennent ponctuer ses phrases, et cela me fait du bien, m’apaise. Je ferme les yeux. Il s’en va.

Voilà notre première rencontre. Authentique, épurée, essentielle.

La deuxième a lieu un peu plus tard dans la journée, lorsqu’il revient pour me donner mes médicaments et me proposer de manger dans la salle commune, avec les autres patients. Je refuse catégoriquement. Je ne suis pas folle ! Il sourit. Mais non vous n’êtes pas folle. Vous avez simplement besoin d’aide, on est là pour ça vous savez.

– Vous pouvez rester un peu avec moi ? Vous me faites du bien.

Son regard change, il me regarde un peu mieux, presque attendri me semble-t-il, touché. Pourtant je ne me suis jamais sentie aussi misérable, mes cheveux sont sales, mon teint gris, mes cernes profonds, mes lèvres sèches et craquelées, ma peau me fait mal.

Guillaume me dira plus tard qu’il n’a vu de moi que mon regard clair, mon visage doux et mes gestes délicats. Qu’il est tombé amoureux instantanément. J’ai voulu le croire, parce que cette vision romantique me faisait espérer à nouveau en un amour plus léger, un amour qui permet de respirer, qui ne coupe pas le souffle ni l’envie de vivre quand il s’en va.

Et je l’ai suivi, je me suis engouffrée dans cette brèche lumineuse qu’il me proposait, ce tourbillon de vie « normale », saine, et j’ai renoncé aussi. A l’autre, celui qui m’avait tant fait souffrir.

– Je ne trouve plus mon téléphone, tu peux m’appeler s’il te plaît ?

Guillaume est pressé, en retard, pris dans son quotidien de cadre de santé responsable, je ne sais pas s’il me voit encore, s’il tient à moi parce que nous avons partagé toutes ces années ensemble, parce que nous formons une si jolie famille, ou bien s’il m’aime toujours profondément, comme quelqu’un qui fait partie de soi. Est-ce qu’il vibre encore de me regarder ? Et moi ?

Nos moments d’intimité restent forts, puissants, le désir gronde encore, comme un orage exigeant. Avec des moments d’accalmie, parfois longs, et le temps s’étire alors entre nous comme un désert tiède. Je n’aime pas ces périodes sans complicité, sans pétillement, pris par nos vies du dehors, par nos enfants, par tout ce qui devrait me suffire et qui ne me comble pas. J’ai confusément envie d’autre chose, je le sens, je m’évade à travers des rêveries vagues, sans visage, sans nom, je refuse de penser à l’Autre depuis toutes ces années, depuis que j’ai failli y rester. Je l’ai banni de mon présent, de mon futur, il n’y a plus de place pour lui. Parfois je croise une silhouette qui ressemble à la sienne, et la douleur fugace qui m’oppresse au niveau de la poitrine, comme une lame vive et acérée, repart aussi vite qu’elle est arrivée. J’ai enfoui en moi tant de renoncements, de non-dits et d’amour déçu, déchu, que je pense être en sécurité maintenant. Je me suis délivrée de lui, et les années ont passé.

Guillaume s’en va, laissant flotter derrière lui un parfum que je connais par cœur et que j’aime, rassurant, toujours.

L’école m’appelle. Votre fils est tombé, il faut venir le chercher, il n’est pas bien. Stress, adrénaline, larmes qui montent instantanément. Me libérer d’eux par contre, cela n’arrivera jamais ! Cette angoisse primaire qui me saisit dès que je les imagine en danger, malheureux. Devenir mère est aussi un vertige, pour lequel on prend tous les risques, les yeux fermés.

Je respire dès que je vois Adrien, je sais qu’il va bien. Sa bouille enfantine m’émeut tellement. Lorsqu’il m’aperçoit son visage s’effondre, se craquelle, comme s’il avait fait trop d’efforts jusque-là pour se contenir. Maman est là, mon refuge, repère absolu de confiance et de sécurité, semble-t-il me dire, alors je peux me laisser aller, je peux pleurer. Même si les grands me disent qu’un garçon ça ne pleure pas, moi je pleure, parce que maman me dit que je peux, j’ai le droit.

Une vilaine bosse en forme d’œuf bleu fendillé pointe sur le haut de son front, il ne s’est pas raté ! Mais ça va, il n’a pas vomi ni perdu connaissance Madame, on voudrait juste que vous le récupériez parce qu’il a eu très peur, mal, et puis cet évènement l’a beaucoup fatigué. Je ramène donc mon petit bonhomme à la maison, coup de chance j’avais pris ma journée. Pour une fois la culpabilité ne m’aura pas ! Je prépare pour Adrien son déjeuner préféré, coquillettes et œufs brouillés, lui propose un petit jeu de société pour le dessert, et le laisse s’endormir devant des dessins animés. J’envie parfois son quotidien privilégié d’enfant de six ans vivant au sein d’une famille aimante.

Rose a un peu plus souffert que lui, lorsqu’elle était petite, de nos disputes conjugales. Cela lui faisait peur de voir maman crier, plus que papa. Mais nous nous sommes calmés, et bonifiés probablement, avec le temps. J’ai appris à gommer un peu mes aspérités, mes exigences, à ne plus attendre de Guillaume qu’il soit mon infirmier. Lui aussi a ses propres failles, et plus le temps passe plus il refuse les miennes. Il veut que je sois forte, il veut que je sois son roc moi aussi.

Alors nous nous équilibrons, tant bien que mal, chacun prenant appui sur les forces de l’autre. Je l’ai beaucoup soutenu lorsqu’il est passé cadre, le milieu hospitalier n’est pas tendre, et j’avais l’impression qu’il passait à la moulinette lors de chaque entretien. Prouver qu’il avait les épaules, que son parcours était exemplaire, ne pas se laisser impressionner par les questions déstabilisantes, lui qui est pourtant si clair, limpide dans son fonctionnement, force vive et positive du CHU, qu’est-ce qu’ils voulaient de plus ? J’étais indignée lorsqu’il rentrait, abattu, découragé, et plus encore les mois qui ont suivi, quand sa direction lui a imposé un poste de « faisant fonction » cadre, dont personne ne voulait, avec la pire équipe qui soit, dans un service de réanimation. Après la psychiatrie, Guillaume avait bifurqué vers les urgences et les soins intensifs. Il s’est retrouvé du jour au lendemain à devoir diriger une équipe de quarante personnes, dont la plupart se méfiaient du jeune blanc bec qui venait de la psy. Il s’est accroché, courageux, et je l’ai vu renaître jour après jour, au fur et à mesure qu’il parvenait à gagner le respect de son équipe, des médecins et des patients. Sa hiérarchie lui a avoué qu’ils l’avaient envoyé au casse-pipe, ils ne pensaient pas qu’il s’en sortirait. Mais il a tenu bon, alors ils l’ont soutenu pour passer le concours de cadre, réussi haut la main. J’ai ressenti une grande fierté pour Guillaume, je l’ai aimé pour m’avoir permis de l’admirer à nouveau, cela a relancé nos désirs à tous les deux, et marqué un tournant dans notre vie de couple qui s’étiolait après la naissance de nos deux enfants.

Je me suis tellement sentie mère, exclusivement, pendant leurs premières années ! La maternité devait être programmée dans ma chair… J’ai couvé, nourri, câliné mes bébés, avec les exigences et l’attention d’une mère louve, jalouse et possessive. Je les aime tant ! La relation animale des débuts s’est peu à peu transformée au gré de leurs besoins, m’obligeant à m’adapter sans cesse, à chercher, m’interroger, culpabiliser bien sûr, regretter parfois, aimer toujours, et toujours sans conditions, malgré les blessures, furtives, quand ils manifestent un peu trop fort qu’ils ne font plus partie de moi. Je le sais bien, et j’en suis heureuse, même si au fond de moi dort toujours cette louve irrationnelle et instinctive. Quand Rose se love contre moi, câline, je la respire, niche mon nez dans son cou et je revois les tendres plis blonds et doux de sa nuque de bébé. Elle me bouleverse dans ces moments où se superposent en moi les images, la douceur du nouveau-né et la gracilité de la fillette, jeune femme en devenir aussi mais cela m’effraie, il est trop tôt.

On a failli s’y perdre, Guillaume à force de tolérer cette maternité outrageusement présente, et moi à force de m’oublier dans l’énergie dévorante et exigeante de mes enfants. J’y trouvais aussi mon compte, il faut bien l’avouer. Le déséquilibre qui s’était mis en place me permettait de ne pas affronter d’autres démons, comme mon absence de désir qui perdurait bien au-delà des premiers mois après mes grossesses. Ou bien en était-ce la cause ? En tous cas je n’ai rien fait pour changer le cours des choses. Guillaume me savait fragile, alors il patientait, résigné, s’échauffant parfois, et ses reproches prenaient la forme de disputes absurdes et de longs jours durant lesquels on ne se parlait presque plus.

Je refusais de faire face à ce que je ne considérais pas comme un problème entre nous. Il y avait toujours de la tendresse, des rires, et puis nous faisions quand même l’amour régulièrement, mais toujours à la demande de Guillaume, rapidement, sans passion, sans réel abandon de ma part, ou si rarement, ce qui finissait par le frustrer et l’épuiser.

Les trois piliers… la chair manquait ! Mais pas à moi, qui me trouvait comblée par celle de mes bébés, différente bien sûr, mais l’ivresse qu’ils me procuraient me suffisait alors. La tendresse, l’odeur et l’abandon d’un tout-petit sont un piège terrible pour les jeunes mères câlines ! Un piège si doux, qui prend la forme d’un petit pied douillet, d’un cou duveteux, de grands yeux qui s’illuminent lorsqu’on se penche sur un lit à barreaux… Je me suis laissée emprisonnée de toute mon âme, avec tout mon cœur.

Et cela a duré jusqu’aux quatre ans d’Adrien. Là, j’ai commencé à comprendre que la fusion prenait fin, qu’elle s’atténuait et que plus le temps passait plus mes enfants prenaient possession de leur vie, et plus je reprenais aussi possession de la mienne.

Je me suis enfin réautorisée à éprouver du désir pour mon mari. C’est venu d’un coup, au printemps, mon corps m’a envoyé des signaux que je ne reconnaissais pas au début, une sorte d’impériosité, d’exigence, de frustration même certains jours. Et puis j’ai compris que j’avais envie de faire l’amour, tout simplement ! Que j’avais le droit de l’exprimer. Guillaume était émerveillé de me voir à nouveau gourmande, lui tourner autour comme une chatte quémandant un câlin, une caresse… Nous avons eu une seconde lune de miel, une parenthèse enchantée dans notre couple après toutes ces années silencieuses. Nos corps se sont enfin retrouvés, nos désirs comblés mutuellement. Plus de frustrations, plus de reproches dissimulés, et beaucoup moins de disputes, forcément.

Et puis comme l’humain s’habitue à tout, nous nous sommes habitués. A ce désir revenu, à nos corps en harmonie, à l’autonomie grandissante de nos enfants qui nous permettait de nous réapproprier aussi un quotidien plus doux, moins exigeant. Nous n’avions plus bien sûr ces grandes disputes spectaculaires qui nous laissaient épuisés, hagards, mais petit à petit les agacements, les attentes réciproques ont ressurgi, la lune de miel était terminée.

Je partage toujours une grande complicité avec Guillaume, il continue de me faire rire et dédramatise notre présent. Nous avons vraiment grandi ensemble. Et si tout va bien, nous vieillirons ensemble. En tous cas c’est ce que je me suis toujours dit.

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