Roman feuilleton

La nuit sur les toits – Chapitres 20, 21 et 22

Tout s’accélère… ღ

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LA NUIT SUR LES TOITS

Chapitre 20

Guillaume a de nouveau des soucis à l’hôpital. Après une accalmie, je le sens de plus en plus tendu, préoccupé, mécontent. Il me parle sans cesse des réductions de poste, des arrêts maladie à la chaîne, des regroupements de services qui le menacent même lui. Il craint d’exercer son métier dans un contexte qui le vide de sa substance.

– Par moments j’ai envie de tout arrêter. Redevenir infirmier, me mettre en libéral, je ne sais pas… Qu’est-ce que tu en penses ?

– Laisse-toi le temps de la réflexion, tu as passé tant d’années à l’hôpital, ça serait peut-être dommage, non ?

– Peut-être… Mais en ce moment je ne vois plus d’issue, nulle part.

Sa dernière phrase m’alarme, est-ce qu’il fait allusion à moi, à notre couple ? Est-ce qu’il sent le danger, est-ce qu’il est au courant pour Grégoire ? Non, impossible, le connaissant il ne pourrait pas faire semblant, pas sur ce sujet en tous cas. Guillaume me connaît par cœur, et s’il avait le moindre doute sur ma fidélité envers lui il essaierait de savoir la vérité par tous les moyens possibles. Cependant il perçoit peut-être, sûrement même, mon éloignement. J’ai beau faire très attention à préserver la qualité de notre quotidien, je ne peux pas contrôler tous ces moments où je m’échappe vers Grégoire par la pensée. Je m’en veux profondément d’enlever cette part de moi à Guillaume, cette complicité et la confiance entre nous qu’il mérite. Je ne sais pas comment faire autrement. Je creuse un peu plus la question de son mal-être au travail, c’est important pour moi de vérifier qu’il ne s’agit vraiment que de cela. Je ne veux pas non plus qu’il choisisse une autre voie par dépit, dans une fuite de ce qui ne lui convient plus.

– Tu aimerais travailler en libéral ? Tu m’as toujours dit que tu te sentirais trop seul, que le travail en équipe te manquerait…

– Tu sais, en tant que cadre, je suis déjà très isolé, et de plus en plus malheureusement. Avant j’aimais bien prendre mon repas à l’office de temps en temps, avec mon équipe, je ne le fais même plus. J’ai l’impression que je les dérange, ils n’osent plus parler en ma présence… c’est triste quand même d’en être arrivé là…

Je fais un effort pour me persuader encore une fois qu’il ne parle pas de nous.

– Et si tu organisais une réunion ? Pour parler de tout ce qui pose problème justement.

– Il faudrait une journée entière pour tout aborder, et encore ! Tu n’imagines pas les blocages qu’il y a, je dois faire appel à des intérimaires tous les jours, jamais les mêmes en plus, donc question sécurité tu vois un peu ce que ça donne.

– Mais on te reproche quoi au juste ?

– Le système ! On me reproche quelque chose qui ne dépend pas de moi, mais que je représente. C’est l’enfer.

Je sens que Guillaume est vraiment au bout, habituellement il parvient toujours à positiver malgré tout, à garder espoir, mais c’est comme si un ressort était abîmé en lui. Je culpabilise de ne pas pouvoir l’aider, et j’essaie d’éloigner Grégoire de mes pensées le plus possible dans les jours qui suivent, pour redonner à mon mari toute l’attention et les efforts qu’il mérite, plus que tout autre. Cela nous rapproche un peu, et le fait que Grégoire me donne si peu de nouvelles en ce moment m’aide aussi à retrouver Guillaume dans l’intimité. Je mets toute mon énergie à rester dans cette dynamique saine, familiale, et mon équilibre se remet un peu en place.

Pourtant, j’aime l’insécurité que Grégoire a introduite dans ma vie, cette faille dans mon quotidien, cette brèche qui laisse entrer une lumière aveuglante et qui donne du relief aux moindres recoins de mon âme. Je ne peux plus me passer de lui, il refait partie de ma vie maintenant. Même s’il reste en retrait, comme en ce moment, je sais qu’il est là, qu’il pense à moi, il est inscrit à jamais dans mon histoire et dans ma chair.

Je repense à notre promesse de mariage, avortée elle aussi, et à tout ce qu’il avait fallu annuler. Je n’avais pu m’occuper de rien à l’époque, c’est Lucie, et probablement Grégoire, qui avaient tout géré. Lorsque j’étais rentrée de la clinique, je ne supportais plus sa présence, qui me rappelait trop l’absence de notre petit ange, et mon ventre vide, ma mort intérieure. Il ne m’a plus jamais touchée après cet épisode. J’ai rapidement migré chez Lucie, puis reloué un appartement plus modeste, où j’ai fini de dépérir toute seule. J’ai rejeté toutes les tentatives de Grégoire pour me recontacter, j’ai été violente, amère, désespérée. Seule Lucie a vu ma chute, et je crois qu’elle s’en veut encore aujourd’hui de n’avoir pas su m’empêcher de passer à l’acte. Pourtant c’est elle qui m’a sauvé la vie, elle qui a forcé ma porte parce qu’elle me savait chez moi, parce que je ne prenais plus ses appels depuis la veille, et qu’elle sentait venir la catastrophe depuis de longues semaines. Elle m’a retrouvée inerte dans ma salle de bains, près de la fenêtre, comme si j’avais voulu m’échapper après avoir accompli ce qui aurait pu être irréparable. Je n’ai aucun souvenir de l’arrivée des pompiers, c’est Lucie qui m’a raconté leur entrée fracassante, son épouvante de m’avoir crue morte, mais j’étais simplement profondément endormie, en limite de coma. Je respirais encore, ils n’ont pas eu besoin de me réanimer. Le médecin m’a perfusée immédiatement pour me passer l’antidote des anxiolytiques que je prenais depuis mon avortement, et que j’ai avalés tous d’un coup dans un accès de désespoir au cours duquel je réalisais enfin que j’avais perdu Grégoire à jamais.

J’ai refusé pendant des années de me remémorer cette période, la plus sombre de ma vie. Et paradoxalement, le fait d’y repenser plus régulièrement, et d’en avoir parlé avec Grégoire, me libère de nœuds dont je n’avais même plus conscience, tant ils faisaient partie de moi.

Lors d’une conversation téléphonique notamment, il m’a directement questionnée sur ma tentative de suicide. Je me suis sentie suffisamment en confiance pour lui répondre avec franchise. Il a voulu tout savoir, même les détails les plus crus, il a voulu s’approprier cette part de moi que je voulais enfouir à tout jamais. Il a partagé ma douleur, il a pleuré. Nous avons pleuré ensemble sur la disparition de notre enfant, sur la fin de notre histoire, sur la vie qui nous a refusé ce bonheur-là. Depuis ce jour, nos échanges ont un éclat supplémentaire, qui me permet de mieux supporter l’attente et la frustration de ne pas le voir. Grégoire est imbriqué dans l’histoire de ma vie, je le porte en moi comme il me porte en lui, et je ne vois plus de fin possible entre nous, même s’il n’y a pas d’issue raisonnable.

– Heureusement que tu es là, me souffle tristement Guillaume en m’enlaçant tendrement. Je ne sais plus où j’en suis en ce moment…

Sa confession me serre le cœur, sa confiance aussi. Je voudrais tellement qu’il puisse toujours compter sur moi, comme avant ! J’ai la nostalgie de ce temps pas si lointain où je ne lui cachais rien, où j’étais claire, transparente. J’ai l’impression qu’un voile invisible nous sépare, que je suis seule à percevoir. L’idée de renoncer à Grégoire ne me traverse même pas pourtant, et je me demande si je suis monstrueuse ? Peut-être qu’aux yeux des autres, des bien-pensants, de la morale ou que sais-je encore, je le suis ? Et cela m’est profondément égal. La seule chose qui compte réellement pour moi c’est le bonheur de mes proches, et tant qu’ils vont bien je n’ai pas l’impression de les trahir. Ils n’ont pas accès à une partie de moi, c’est tout. Cette partie si intime et démesurément exacerbée qui m’a fait renouer avec celle que j’avais voulu tuer, il y a si longtemps. Je ne suis plus qu’une à présent, réconciliée avec moi-même, enfin. Mais à quel prix !

Le vendredi de cette même semaine, Lucie m’appelle pour que l’on déjeune ensemble, pour une fois tous ses enfants sont casés. On se retrouve non loin de mon bureau, et j’ai un serrement de cœur en passant devant le petit restaurant qui a abrité mes retrouvailles avec Grégoire. J’en ai assez de mentir à mon amie sur ce qui a pris une telle ampleur dans ma vie. Après tout elle a le droit de savoir, elle était là depuis le début elle aussi. Tant pis pour sa réaction, je décide de lui faire confiance, et de partager enfin ce qui commence à être terriblement lourd pour moi toute seule.

– Lucie, il faut que je te dise quelque chose.

Elle lève des yeux interrogateurs sur moi, l’air un peu grave.

– Tu ne vas pas être contente.

J’essaie de plaisanter mais elle reste sérieuse. Elle attend.

– Je revois Grégoire.

Elle baisse les yeux, croise les doigts en appui sous son menton, me regarde longuement, puis me sourit tendrement.

– J’en étais sûre…

C’est à mon tour de la regarder avec surprise, et d’attendre son explication. Je m’attendais à tant d’indignation de sa part, de colère, voire même des mots durs, des menaces … mais cette douceur ? Comment a-t-elle su ? Elle répond à ma question muette.

– Je ne vais pas te faire la leçon Élisa, on a passé l’âge… et puis je t’ai déjà dit ce que je pensais la dernière fois que tu m’en as parlé, on ne va pas revenir là-dessus. Mais tu as tellement changé ces derniers temps ! Tu sembles tellement épanouie, heureuse, rayonnante… je me suis même demandé si tu avais un amant ! Et puis bien sûr, ça m’est revenu, tu avais revu Grégoire, par hasard… je te crois pour cette rencontre fortuite, ne t’inquiète pas, mais je me suis bien doutée que vous n’en resteriez pas là…

– Tu ne m’as rien demandé pourtant, ça m’étonne de toi !

Je la taquine, tellement soulagée qu’elle ne me juge pas, qu’elle respecte mes sentiments.

– Cette histoire t’appartient Élisa, c’est tellement intime, ça devait venir de toi… je suis contente que tu m’en parles. Mais c’est compliqué quand même tout ça, qu’est-ce que vous allez faire ? Tu ne vas quand même pas quitter Guillaume ?

Sa franchise habituelle me fait du bien.

– Non, bien sûr, il est hors de question que nous fassions du mal à qui que ce soit… et puis j’aime Guillaume, je n’ai rien à lui reprocher !

– Tu en es bien sûre ?

Sa question me trouble, où veut-elle en venir ? Elle précise sa demande.

Si tu as besoin d’autre chose, peut-être que tu n’as pas tout ? Ou plus ? C’est important d’être au clair Élisa, dans ta situation.

– Je t’assure que tout va bien entre Guillaume et moi, autant qu’on peut le dire pour un couple marié depuis quinze ans en tous cas ! Et avant de recroiser Grégoire, je n’étais pas à la recherche du grand frisson de la quarantaine, si c’est ce que tu veux dire !

Je suis un peu vexée malgré tout, je me sens tellement loin de ce cliché du bovarysme ! Je me sens tellement au-delà, transcendée par mes retrouvailles avec celui qui aurait dû être le seul grand amour de ma vie.

– Tu te souviens Lucie, un jour tu m’avais demandé si on pouvait aimer plusieurs fois dans une vie… je peux te répondre aujourd’hui.

– Oui mais toi tu aimes deux hommes Élisa… Question temporalité, ça se télescope un peu, non ? Tu ressens quoi ?

Je sens une vraie curiosité de sa part, elle se demande réellement si je suis sincère, s’il est possible d’aimer profondément deux personnes, en même temps. Personnellement je n’y croyais pas. La vie m’a confrontée à cette question existentielle bien malgré moi, et me fait accepter l’inacceptable, l’indicible, le non socialement admis. Les sentiments qui me transportent ne sont pas les mêmes bien sûr, mais pour chacun d’entre eux, je ressens cette force, cette puissance sourde qui nous relie. Je suis à fleur de peau en permanence, et comme l’a remarqué mon amie, cette sensibilité exacerbée m’ouvre au monde, m’irradie de l’intérieur.

Je me sens aimée, et j’aime en retour. À l’infini.

Chapitre 20

Il est 22h, l’écran de mon téléphone s’éclaire sur ma table de chevet. Je suis en train de lire sagement dans mon lit, Guillaume regarde la télé, les enfants sont couchés. Un coup d’œil bref, je vois le nom de Grégoire s’afficher. Pourquoi si tard ? Nous nous appelons toujours dans la journée normalement, afin de ne pas éveiller les soupçons de nos conjoints.

« Es-tu disponible ? »

« Non, je ne peux pas t’appeler maintenant, il est trop tard. Que se passe-t-il ? »

« Mon retour pour demain est annulé. Je dois rester encore quelques jours, je ne voulais pas que tu t’inquiètes si je ne t’appelle pas, c’est tout »

Je souris, j’aime quand il prend soin de moi, quand il me rassure.

« Merci… en effet je me serais inquiétée… Tu vas bien ? »

« Ça peut aller. Tu me manques »

« Toi aussi. Bonne nuit mon amour »

Je n’aime pas échanger avec lui en présence de Guillaume dans la maison. Mais il poursuit.

« A mon retour je voudrais te voir Élisa »

« Tu sais bien que si on se voit… »

« Justement. J’assume, je veux te voir, te sentir, te toucher, t’embrasser… Je continue ? »

Vertige… Je n’arrive pas à l’arrêter, à refuser, où sont mes verrous habituels, ce qui me tient ? Je n’y parviens plus.

« Moi aussi j’ai tellement envie de te voir… J’en ai mal au cœur, mal partout à force de résister… C’est trop dur »

« Je t’aime. Je rentre dans 5 jours normalement, et je te veux »

Son exigence me perturbe, me remue plus profondément que je ne l’aurais voulu. Une partie de moi est à lui, sans aucun doute. Mais je ne peux pas lui appartenir entièrement, nous le savons tous les deux.

« Je t’aime »

Guillaume entre dans la chambre alors que j’envoie ce message. Ma conscience se réveille et me serine d’arrêter ça, d’arrêter de repousser les limites, sans arrêt. Si je commence à accepter de communiquer avec Grégoire quasiment en présence de mon mari, quelle sera la prochaine étape ? Vertige à nouveau. Je vois l’abîme à mes pieds, et je continue de marcher sur le fil tendu à l’excès.

Les cinq jours suivants passent vite, je me sens coupable, pour une fois, parce que dans ma tête plus rien n’est clair, je suis aveuglée par la perspective de nos retrouvailles, que va-t-il se passer ? Comment vais-je pouvoir concilier ces deux amours auxquels je ne peux pas renoncer ?

Le matin du sixième jour, je me réveille très tôt, fébrile. Je ne quitte pas mon téléphone des yeux, Grégoire doit me contacter pour me donner rendez-vous quelque part, et je me sens disposée à le retrouver, mon cœur et mon corps sont prêts à l’accueillir.

Je ne travaille pas, mais j’ai laissé mes deux enfants à la cantine, prétextant un rendez-vous chez le médecin, au cas où. Je tourne en rond chez moi, commence mille choses pour ne rien finir. À midi toujours pas de nouvelles, cette attente qui me semble infinie commence à me ronger de l’intérieur. Je regarde mon portable comme si mon destin en dépendait. Vers 15h, n’y tenant plus, j’envoie un message à Grégoire, neutre au cas où il ne serait pas seul. Cette prudence obligatoire entre nous me contrarie profondément, car dans ces moments-là j’ai vraiment l’impression de tromper mon monde, la trahison se concrétise et me fait honte.

« Bonjour, comment vas-tu ? Es-tu bien rentré ? »

J’attends quelques minutes, pas de réponse. Je décide de sortir faire une course, mon téléphone dans mon sac. Je n’en peux plus de rester enfermée chez moi à guetter cet appel qui ne vient pas. L’après-midi entier s’écoule, je pars chercher mes enfants à l’école, tendue. Les retrouver me fait du bien, je me laisse bercer par leur insouciance et leur gaieté, ils détournent malgré eux mon attention de celui qui me torture à distance, peut-être sans le savoir. Pourtant non, il sait ! Il sait que j’attends son appel, alors pourquoi ne me contacte-t-il pas ? Nous avons déjà tellement peu, pourquoi me prive-t-il de cela ?

À 20h, je sais qu’il est trop tard, la journée se finira sur la tristesse du renoncement. Je passe une nuit agitée, à faire des rêves étranges, et je me réveille courbaturée, pleine d’une tension que je ne sais comment évacuer. Guillaume est déjà parti travailler, à mon tour d’emmener les enfants à l’école avant d’aller au bureau. Je ne comprends pas pourquoi Grégoire ne me contacte pas. Nous étions si proches ces derniers temps, il ne m’avait pas habituée à ce silence, et je suffoque de ne pas savoir, de ne pas l’entendre ou même le lire. Peut-être qu’il veut en finir avec cette histoire trop compliquée ? Je commence à élaborer des hypothèses toutes pires les unes que les autres, je me morfonds en me maudissant de ne pas être plus forte, plus sereine.

Le manque de lui commence à être intolérable, et ma frustration grandit en même temps que les jours passent. Je me rends bien compte que cette absence nourrit le désir que j’ai de lui, l’attise à un point que je n’aurais pas imaginé. Mais je ne peux pas me raisonner. Ma tête n’entend plus rien, et je n’arrive pas à refermer le couvercle sur les sentiments qui m’envahissent, pas encore, pas déjà. Je ne peux pas renoncer, à moins d’y être obligée. Je me sens incomplète à nouveau, fragile, émiettée. Je repense à notre dernier baiser, à nos caresses, et mes sens s’enflamment, réclament ses mains sur moi, son corps contre le mien. Et je camoufle tout cela derrière une apparence si sereine, si sage… C’est un volcan à l’intérieur, une lave silencieuse qui bouillonne et me consume.

Je continue ma vie comme si de rien n’était. Travail, enfants, maison, échanges avec mon époux, tout est pareil. Et pourtant tout est différent. L’éclairage n’est plus le même, et je suis la seule à m’en rendre compte.

Guillaume est tellement embourbé par ses soucis de cadre qu’il ne remarque rien, lui habituellement si fin, à l’écoute de mes états d’âme, il n’est pas en capacité de voir que j’ai changé, et quelque part je lui suis reconnaissante de ne pas me rajouter cette difficulté-là, ce mensonge en plus de tous les autres. Je préfère qu’il reste dans l’ignorance la plus totale de mon mal-être.

Ce lundi matin, cela fait deux semaines que je n’ai pas eu de nouvelles de Grégoire. Je suis passée de l’impatience à une certaine forme de colère contre lui, puis à une résignation triste. J’ai essayé de l’appeler une fois, il n’a pas pris mon appel. Je n’essaierai plus.

Mes journées démarrent toujours de la même façon, je ne peux pas m’empêcher d’espérer à chaque réveil, chaque matin qui apporte avec lui l’espérance d’une nouvelle, d’un signe de sa part… et plus la journée avance plus mon espoir s’étiole, et de nouveau cette tristesse lancinante, comme un rappel de la perte initiale. Je suis marquée au fer rouge par cette histoire, et je commence à me demander comment je vais me sortir de tout ça, comment accepter l’absence après avoir accueilli en moi la plénitude de l’avoir retrouvé.

Au coucher, je me sens un peu mieux, parce que je sais que demain est proche, et demain apportera peut-être une bonne nouvelle. Je me sens pitoyable. J’en veux à Grégoire. Pourquoi m’avoir rendue dépendante, pourquoi avoir attisé ce manque en moi, pourquoi m’avoir désirée à ce point et me l’avoir dit si c’est pour en arriver là ? Pour m’abandonner à nouveau. Finalement, et malgré toutes nos confidences, je ne sais pas réellement quelle est sa vie aujourd’hui, quels sont ses freins. Bien sûr il m’a parlé de sa femme, rapidement, mais leurs liens sont inconnus de moi. L’aime-t-il autant que j’aime Guillaume ? Une jalousie familière se réveille en moi, irrationnelle. Je repense aussi à Camille, la mère de son fils, et au sentiment de malaise que je ressentais vis-à-vis d’elle. Je voudrais être l’unique, petite fille gâtée qui seule compte dans le cœur de ceux qu’elle aime. Mais s’il a des difficultés, j’aimerais tant qu’il les partage avec moi plutôt que de les vivre seul dans son coin ! Je suis dans l’incompréhension la plus totale, au cœur d’une angoisse tourmentée. Je sais toutefois que Grégoire fonctionne comme cela, je me rappelle du temps qu’il lui avait fallu pour m’avouer sa paternité blessée, ses difficultés, et je me demande cette fois-ci ce qu’il me cache. Son silence est vraiment anormal.

Trois semaines. Trois longues semaines sans nouvelles. Je contemple fixement mon calendrier posé sur mon bureau, un sandwich dans les mains. Je mange comme une automate, sans faim, juste pour ne pas ressentir ce vide désagréable qui me rappellera tout à l’heure que je suis affamée, au sens propre comme au sens figuré.

Ma porte s’ouvre presque brutalement, ce qui n’arrive jamais, nous toquons tous avant d’entrer. Grégoire. L’émotion qui me saisit à sa vue est indescriptible. Des larmes emplissent mes yeux, brouillent ma vue, et je ne sais pas si je pleure de soulagement, de joie, ou de colère. Je vois son imperméable beige s’avancer vers moi, et je ne prends réellement conscience de sa présence que lorsque je sens son parfum unique m’emplir à nouveau, enfin. Il me serre dans ses bras, doucement, sans passion. Il me laisse le temps de m’habituer à lui, me berce, il a vu mes larmes et son étreinte douce est une façon de me demander pardon. Je suis au paradis contre lui, plus rien ne compte. Ma colère et ma peine de ces dernières semaines sont déjà loin, envolées comme une fumée noire indésirable.

Il m’embrasse tendrement le front, prend mon visage dans ses mains. Je le regarde enfin et le trouve amaigri, le teint pâle. Ses beaux yeux me contemplent avec la même flamme pourtant. Il m’embrasse délicatement, longuement, comme si notre amour était pour lui ce qu’il avait de plus précieux au monde. Nous n’avons toujours dit aucun mot, aucune parole entre nous ne semble nécessaire tant nos corps parlent à notre place. Nos retrouvailles sont fusionnelles, terriblement émouvantes.

Pourquoi ai-je cette sensation de perte alors qu’il est là, avec moi ?

Ses mains ne s’égarent pas comme la dernière fois, nous restons juste un long moment enlacés, perdus dans nos sensations, nos sentiments. C’est si bon de le retrouver. Mon amour, je t’aime tant. Au bout d’un temps qui me parait infini, Grégoire soupire, me serre un peu plus fort.

– C’était interminable, cette attente de toi… je n’en pouvais plus… je suis désolé, vraiment. Ne me demande rien s’il te plaît, pas encore. Tu peux faire ça pour moi ? Je t’en supplie Élisa.

Le ton de sa voix rauque et basse me bouleverse, je ne peux faire autrement que d’accepter. J’ai déjà fait ça avec lui, il y a si longtemps… Ce mystère m’est familier quelque part, et sa reconnaissance à l’époque valait bien toute la patience du monde, alors je suis prête. Je hoche la tête sans lui répondre, j’ai encore la gorge nouée par l’émotion.

– Oh, mon amour… je t’aime tant, si tu savais…

Il respire à nouveau mes cheveux, comme pour s’emplir de moi, et me serre un peu plus fort. Il est mon repère absolu, ma certitude folle. Qu’allons-nous devenir ?

À partir de ce jour, nous reprenons nos messages et nos appels quotidiens. Je me détends à nouveau, je respire mieux, mon soleil intérieur a réapparu. Parfois nous n’échangeons que des banalités, on se raconte nos petites contrariétés, notre sage emploi du temps, je lui parle un peu de mes enfants… Nous continuons d’éviter de faire allusion à nos conjoints, cela reste trop douloureux, compliqué, pour lui comme pour moi. Je ne sais toujours pas si sa longue absence a été causée par un problème avec sa femme, son fils, ou pour une autre raison. Je ne lui pose pas de questions, je sais que la réponse viendra de lui, quand il sera prêt. Je lui fais confiance. Et je le sens profondément soulagé, reconnaissant de ce havre de paix qu’il trouve auprès de moi. Lui aussi se détend, s’apaise. Sauf lorsque nous évoquons nos retrouvailles, il tient absolument à me revoir, je sais qu’il veut renouer une intimité avec moi, celle que nous partagions auparavant, mais j’ai tellement peur ! Peur de m’y perdre totalement, de faire renaître des sensations si fortes qu’elles m’emportent avec elles et ne me fassent perdre Guillaume, pour de bon cette fois. Je ne peux pas prendre ce risque, pas à ce prix-là. Grégoire connaît mes réticences et les respecte. Mais il m’a déjà dit aussi que nous referions l’amour, pour lui c’est une certitude. Nos baisers volés enflammés ne lui suffisent plus, il veut la plénitude, la fusion totale de nos corps partagés. Il veut tout.

Chapitre 22

– Élisa, ça te dérangerait de prendre ce dossier à ma place ? Je connais l’une des parties, ça me gêne.

Ma collègue me tend une chemise en carton remplie de paperasses, l’air ennuyé.

– Pas de souci. Amis ou famille ?

– Ni l’un ni l’autre, c’est juste l’ex de mon mari, qui l’empêche depuis des années de voir son fils.

Je lève les yeux, surprise. Nous avons peu de liens mais elle ne m’avait jamais parlé de cet aspect-là de sa vie. Je sais qu’elle essaie de mettre un bébé en route depuis longtemps, car elle doit s’absenter fréquemment pour chaque nouvel épisode de FIV, mais j’ignorais que son mari avait déjà un enfant. Je lis une détresse dans son regard, et même si nous avons peu d’affinités toutes les deux, je ne peux pas m’empêcher de la questionner.

– Il a quel âge ?

– Dix ans. Et il ne connait pour ainsi dire pas son père.

– Mais pourquoi ?

– Parce qu’elle lui reproche de l’avoir quittée. Elle a tout mélangé. Et moi qui n’arrive pas à tomber enceinte en plus, c’est dur pour Didier.

– Je comprends. Vous avez un bon avocat je suppose ?

Elle acquiesce et me donne le nom de Grégoire… Je prends sur moi pour rester impassible, mais j’ai juste envie de lui dire qu’elle a pris le meilleur ! Pourtant elle n’est pas de cet avis.

– Franchement, on nous l’avait fortement recommandé, et je commence à regretter de l’avoir choisi. Il n’est jamais là ! On a toujours affaire à son assistante, c’est usant. Par contre, ses honoraires, il ne les oublie pas, hein…

– Tu veux dire qu’il n’est là à aucun de vos rendez-vous ?

– C’est ça. Tu vois par exemple on avait un jugement le mois dernier pour une demande de réévaluation de pension, ah oui parce que tu vois la pension la mère la prend par contre hein, eh bien monsieur l’avocat hors de prix n’a pas montré le bout de son nez ! On ne l’a pas vu une seule fois pour préparer l’audience !  Ce n’est pas lui qui est venu plaider, c’est son confrère qui ne nous connaissait même pas, c’est pas sérieux quand même non ?

– Et tu sais pourquoi il était toujours absent ?

– La secrétaire nous dit toujours la même chose, il est souffrant, il revient bientôt, il s’excuse…

Elle continue de râler un moment, pour la forme, puis sort de mon bureau. Je suis perplexe. Pourquoi faire dire à ses clients qu’il est souffrant ? Je comprends qu’il n’ait pas envie de parler de ses problèmes conjugaux ni de son épouse, mais dans ce cas pourquoi ne pas invoquer plutôt des contre-temps d’ordre professionnel ? Je décide de ne pas parler de tout ça à Grégoire, dans le respect de notre pacte silencieux. Je veux avant tout qu’il continue de me faire confiance, qu’il se sente en sécurité auprès de moi, comme avant. Une légère angoisse me serre le cœur, car j’ignore toujours ce qui le tracasse autant, mais du moment que cela ne menace pas le lien que nous avons tous les deux, je l’accepte et je patiente.

Le lendemain soir, je reçois un message un peu étrange de sa part.

« Serais-tu prête à mentir une seule fois pour moi ? »

 « Je mens déjà tous les jours pour toi Grégoire »

« Je veux dire mentir activement, pas par omission »

« Sois plus clair stp »

« Je voudrais t’emmener un week-end »

Une angoisse me saisit la poitrine. Non, je ne suis pas prête à ça. Effectivement, il me demande un gros mensonge, et un sacrifice auquel je ne pourrais pas consentir. Laisser mes enfants, Guillaume, pour passer deux jours avec mon amant ?

« Ce n’est pas possible, tu le sais bien »

« Tu ne pars jamais seule, avec une amie, ou en formation, je ne sais pas ? »

Non Grégoire, je ne pars jamais sans mon mari ou mes enfants. Il ne connaît pas cet aspect-là de moi, la mère de famille aimante et protectrice. Il ne peut pas me demander de renoncer à cela aussi. J’ai déjà abdiqué la complicité avec mon mari, je ne peux pas perdre en plus l’estime que j’ai de moi-même en tant qu’épouse et maman. Je ne peux pas me renier à ce point. Je lui dis.

« Tu ne peux pas me demander ça »

Pas de réponse. Je me couche sur ce malentendu, un peu mal à l’aise, triste, frustrée.

Le lendemain matin, je reçois un nouveau message, plus doux.

« Je suis désolé de t’avoir mis la pression, ce n’était pas mon intention. Est-ce que je peux passer te prendre à midi ? »

Vu mon refus de la veille, je ne me vois pas le repousser encore. Et je n’en ai pas envie.

« D’accord, à tout à l’heure »

Le matin, je me prépare avec soin, comme à chaque fois que nous avons rendez-vous. Je veux toujours être la plus belle pour lui, me sentir désirable, lui offrir ce que j’ai de mieux en moi. Je suis un peu nerveuse toute la matinée, je me demande dans quel restaurant il compte m’emmener cette fois-ci. Un peu avant midi, je l’appelle pour lui demander de ne pas monter et de m’attendre en bas, je n’ai pas envie qu’il croise sa cliente mécontente dans mes locaux. Lorsque je pousse la porte battante de l’immeuble, il est déjà là, sa haute stature appuyée contre un mur, l’air un peu fébrile lui aussi.

Il s’avance vers moi, serre mon avant-bras avec sa main, et cette douce pression me fait frissonner des pieds à la tête. Je lui souris, heureuse comme à chaque fois que je me retrouve en sa présence.

– Viens, me dit-il, je suis garé juste là.

– Ah, on prend ta voiture ?

Il ne répond pas et m’emmène, une main discrète posée sur mon coude. Je m’installe sans dire un mot et boucle ma ceinture de sécurité, un peu amusée par cet imprévu. Grégoire est concentré, il ne me regarde pas du tout, ne me parle pas. Il pose simplement sa main sur mon genou, dans un geste un peu possessif, et ce simple contact me suffit. Nous sortons rapidement de la ville, et je commence à m’inquiéter un peu.

– Grégoire, tu veux bien me dire où nous allons maintenant, s’il te plaît ? Tu sais que je reprends le boulot à 14h ?

– Oui je sais, on est presque arrivés, tu vas voir.

  Il sourit, l’air sûr de lui, puis commence à ralentir. Sa voiture emprunte un chemin de terre, je n’ai pas eu le temps de lire le panneau en bois au bord de la route, je ne sais toujours pas où il m’emmène. Il se gare enfin devant une charmante auberge à l’ancienne, perdue dans la végétation. Je distingue un petit lac juste derrière, et des cygnes qui dérivent doucement sur l’eau calme.

– C’est très joli… c’est un restaurant ? Je ne connaissais pas.

Grégoire marque un temps d’arrêt avant de me répondre. Il prend appui contre sa voiture et me dévisage.

– C’est une maison d’hôtes Élisa. Ça veut dire que tu as le choix. On peut juste manger là tous les deux, tranquilles… ou bien on se retrouve à l’étage. J’ai réservé une chambre au cas où. Je te laisse décider. Pardon de te mettre au pied du mur, mais si je t’en avais parlé avant, tu ne m’aurais laissé aucune chance !

Il sourit mais je sens l’anxiété poindre dans sa requête. Quant à moi, une panique m’envahit. Pas à cause du choix. J’ai déjà choisi, avant même que Grégoire ne finisse sa phrase. Mais parce que je sais maintenant que l’inéluctable est en route. Je ne pouvais pas reculer ce moment indéfiniment, mais j’ignorais qu’il arriverait malgré tout si vite. Je ne parle pas, mon regard passe de la petite auberge innocente à celui, brûlant, de Grégoire. Il y a du feu entre nous, et je sens monter dans mes veines le bouillonnement du désir. Oui, je veux te retrouver, maintenant. Je souhaite plus que tout au monde me réfugier dans cette petite chambre et oublier le reste du monde.

Je mords ma lèvre inférieure, et Grégoire comprend.

Il inspire profondément, prend ma main sans me quitter des yeux et m’emmène vers la petite auberge. Je n’oublierai jamais son expression à ce moment-là, quand il a compris que je serais à lui. Je pense qu’il a lu la même sur mon visage.

La patronne de l’auberge, discrète, nous donne les clés de la chambre. Nous y entrons comme dans un rêve, aussi troublés l’un que l’autre. Je me dirige vers la fenêtre pendant que Grégoire ferme la porte à clé. J’aperçois les cygnes au loin, comme une promesse de sérénité. Le vieux parquet de bois craque un peu quand Grégoire s’approche de moi. Des meubles anciens à l’édredon blanc moelleux, tout ici invite à la décontraction, à la paix intérieure.

Une bulle hors du temps, une parenthèse enchanteresse s’ouvre alors pour nous. Les mains de Grégoire se posent doucement sur mes épaules, et il embrasse ma nuque, si tendrement. Ses lèvres se promènent dans mon cou, gourmandes, exigeantes. Il reste derrière moi et je lève la tête, offerte à ses caresses. Il me serre alors dans ses bras, à m’en couper le souffle. Lorsqu’il relâche un peu son étreinte, je me tourne vers lui et cherche sa bouche. Notre baiser est profond, lourd de promesses. Je m’abandonne à lui, je donne tout, je m’offre sans restriction. Je sens déjà son excitation au summum, alors nous ralentissons un peu. Il m’entraîne doucement vers le lit, m’allonge et me déshabille avec adoration. Mes chaussures d’abord, une, puis l’autre. Les boutons de mon chemisier, un à un. Il prend son temps, se repait de moi. Il écarte doucement les pans du tissu, découvre mon soutien-gorge en dentelle fine, sourit. Il est aux anges. Je le rejoins dans sa félicité. Il déboutonne ma jupe, la tire doucement vers le bas. Il embrasse mes cuisses, remonte vers mon ventre… Lorsqu’il revient à mon niveau, je fais comme lui, et prend un plaisir absolu à défaire un à un les boutons de sa chemise. Je redécouvre sa peau, son torse, et je l’embrasse à n’en plus finir. Je suis enivrée, soûle de son odeur, animale. Je le caresse tendrement, pose mon ventre contre lui, et nos épidermes se reconnaissent à nouveau, s’enchantent dans une harmonie qui nous dépasse complètement tous les deux. Grégoire m’embrasse langoureusement et finit de me déshabiller. Je suis à présent nue devant lui, et je n’éprouve aucune gêne, au contraire. Je me sens tellement en confiance avec lui, chez moi. Mon corps a changé au fil des années, de mes grossesses et mes allaitements successifs. Mais je n’en ai pas honte, je sais que Grégoire aime aussi cet épanouissement, cette maturité qu’il ne connaissait pas de moi. Nous nous réapprenons. Le grain de sa peau est toujours le même, et je redécouvre avec bonheur la sensation de plénitude qui m’emplissait lorsque je l’embrassais. Je fais courir ma langue sur son corps, comme avant, et le sentir défaillir sous mes caresses m’emplit de joie.

– Oh, mon amour…

Sentir ses mains sur mes seins, puis sa bouche, qui explore mon corps comme un territoire merveilleux dont il reprend possession, provoque un tel feu d’artifice en moi que je l’appelle, le somme de venir. Quand enfin nous fusionnons, une vague sans nom m’envahit et me transporte si loin que je crains de perdre pied. Mais il continue, doucement d’abord, puis plus vite, dans une fièvre que je reconnais, que j’aime tant. Il est en moi, et je profite de ce moment comme jamais encore auparavant. Je le retiens, puis l’encourage, parce que c’est trop fort, parce que j’explose aussi, je n’en peux plus. Nous terminons notre étreinte ensemble, dans un cri, et nous restons immobiles, l’un dans l’autre, si longtemps. Nous n’arrivons pas à nous séparer, imbriqués, prisonniers de cet amour si fort, pulsionnel. La parenthèse enchantée va bientôt se refermer, nous le savons, et ni Grégoire ni moi ne veut en être l’initiateur. Pourtant il le faut. Il m’embrasse doucement le front, le nez, la bouche…

– Je vais devoir sortir tu sais…

– Je sais. J’ai envie que tu restes en moi comme ça pour toujours.

– Mais je suis en toi pour toujours mon amour, d’une certaine façon…

– C’est vrai. Je t’ai dans la peau, j’avais oublié.

Nous rions un peu, pour adoucir la fin de notre étreinte, mais je sais qu’il est bouleversé autant que je le suis. Lorsque je me rhabille, près de la fenêtre, les cygnes sont toujours là, intemporels. L’un d’entre eux s’ébroue dans l’eau, puis reprend sa promenade sereine. Je reviens à moi tout doucement.

Nous venons de franchir l’étape ultime, celle que je m’interdisais, que je redoutais. Il va falloir faire face maintenant, aux doutes, aux mensonges toujours plus forts, assourdissants. Comment retrouver mon mari ce soir ? Comment le laisser s’approcher de moi alors que tout mon être appartient encore à Grégoire ? Je suis soucieuse, il le sent et vient vers moi, comme pour partager mon inquiétude, prendre sa part.

– Ne pense pas encore à tout ce qui t’attend ma chérie, reste un peu avec moi, dans cette chambre…

– Tu sais bien que je ne peux pas.

Je souris tristement.

– Et maintenant ? Comment on fait maintenant ?

– Que veux-tu dire ?

– Tu le sais Grégoire… maintenant que l’on sait, qu’on est sûrs…

Je ne finis pas ma phrase mais il comprend, oui désormais nous avons cette certitude absolue de notre amour plus fort que tout, complet, nos corps nous l’ont confirmé.

– Je n’ai pas de réponse, et tu le sais aussi…

Malgré tout, je ne peux toujours pas envisager de quitter Guillaume, mettre fin à mon bonheur conjugal, mon rêve d’une famille épanouie et de rires d’enfants dans une maison joyeuse. Mon idéal, l’aboutissement de mon instinct de mère. Penser à mes enfants en cet instant précis est intolérable, je chasse les images qui me viennent.

La parenthèse est refermée.

Grégoire me ramène en voiture, il roule vite car je suis en retard. Nous restons silencieux tout le temps du trajet. Sa main reste sur mon genou, et je frémis toujours à son contact. Lorsqu’il se gare en double file, je me penche vers lui et l’embrasse sur une impulsion, peu importe qui peut nous voir. Il me rend mon baiser, surpris, attendri, et me dit qu’il m’appellera.

Revenue à mon bureau, je saisis ma tête entre mes mains, catastrophée. Qu’ai-je fait ? Durant une demi-seconde, une panique totale m’envahit, cette fois je ne peux plus faire semblant, j’ai réellement commis l’irréparable. J’ai trahi Guillaume, sa confiance, sa foi en notre amour, notre mariage. Et puis je redresse la tête, je n’ai plus qu’à assumer. Lorsque je repense à Grégoire, à notre étreinte passionnée, à l’élan incommensurable qui m’a poussée dans ses bras, je sais que j’étais à ma place dans cette chambre, nos corps enlacés, en harmonie. Ce bonheur-là me frappe de plein fouet, comme une évidence. Je ne peux pas renoncer à Grégoire, j’en suis incapable. Alors je dois vivre avec cette culpabilité lancinante qui vient brouiller mes repères, gâcher ma vie conjugale. C’est comme ça.

Retrouver Guillaume le soir est un calvaire. J’évite au maximum tout contact physique avec lui, comme s’il allait sentir la présence d’un autre sur moi. Mais il ne manifeste rien, ni doute ni méfiance. Alors je me détends un peu et prétexte un mal de ventre pour aller me coucher plus tôt que lui. Je prends une longue douche chaude dans l’espoir de m’apaiser, laver mon corps des baisers de Grégoire, revenir à neuf, comme si je pouvais remettre les compteurs à zéro. En me séchant, j’ai presque l’impression que cela a marché, et je flotte, légère, jusqu’à mon lit. Mais dès la lumière éteinte, les images reviennent en boucle, prendre possession de tout mon être, et provoquer une houle, un désir presque violent de sentir à nouveau Grégoire en moi. Cette fois, nous avons tout réactivé, et je ne peux plus arrêter la machine, c’est trop tard. Maintenant que nous nous sommes retrouvés, nous allons en vouloir plus, toujours plus…

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