★ Pour Noël, je vous offre la fin de La nuit sur les toits ★
J’espère que cette histoire vous aura plu … et je vous souhaite de joyeuses fêtes à tous ❤
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LA NUIT SUR LES TOITS
Chapitre 27
Guillaume est devant la télé, cette fois il ne se lève même pas quand j’arrive, ne me pose aucune question. Les enfants sont déjà au lit. La maison est calme, silencieuse. Seul Tim le chien vient à ma rencontre, fidèle, ses bons yeux quémandant une caresse, un petit signe d’affection.
J’hésite un instant devant Guillaume, mais son expression fermée, un peu hostile, me rebute. Je ne peux pas l’affronter maintenant, ni m’excuser. Il est trop tôt. En moi-même je le remercie. J’éprouve cette reconnaissance envers lui que j’ai toujours eue, cette faculté qu’il a de prendre sur lui, d’attendre que l’orage passe avant de clarifier la situation. Ce n’est pas la première fois que nous sommes en difficulté, mais nous n’avions jamais vécu une situation avec autant d’intensité, de non-dits brûlants. Guillaume semble comprendre que s’il me pousse un peu, je partirai. Il supporte encore, espère que je revienne seule à la raison, tant que rien n’est dit rien n’existe vraiment. Je le supplie en moi-même de continuer à m’aimer malgré tout. Je ne suis plus à lui en ce moment, mais mon amour pour lui est intact, quelque part au fond de moi.
Je retourne travailler le lendemain dans un état second, habitée par mes sensations de la veille, appelant Grégoire de tout mon être. J’ai envie de prendre de ses nouvelles et simplement savoir comment il va, s’il ne souffre pas trop, s’il s’est réveillé ce matin… mais je respecte sa demande. Ne pas peser, ne lui apporter que du bonheur, de la joie. Lui permettre de n’emporter avec lui que ce souvenir-là de moi. Il m’envoie un sms dans l’après-midi.
« Ma chérie, je me suis beaucoup reposé aujourd’hui, je me sens bien. J’espère que ta journée est belle, je pense si fort à toi »
Mon cœur fait des bonds. Il va bien ! Il pense à moi, il m’aime. Cela suffit à mon bonheur.
« Tellement heureuse de lire ces quelques lignes de toi. Prends bien soin de toi, mon amour. Je me rends disponible dès que tu le pourras. Je t’aime »
Le soir, j’ai presque le cœur léger en préparant le repas. Guillaume est de garde cette nuit à l’hôpital, pas de masque à prévoir, ni de faux-semblants qui pèsent si lourd à force. Mes enfants ressentent mon humeur avenante, et redeviennent joyeux eux aussi, ils en profitent pour quémander des dessins animés après le repas, ce que je leur accorde volontiers, avec une petite crêpe sucrée. Ils sont ravis. Et ils l’ont bien mérité, même si cela n’apaise pas totalement ma culpabilité.
Je reçois un nouveau message de Grégoire, qui retentit alors que je suis en train de les installer.
« Je ne me sens pas très bien ce soir. Pas sûr de pouvoir te donner de mes nouvelles les prochains jours. Je t’aime. J’espère bientôt revoir les cygnes »
Les cygnes ou les anges, mon amour ? Je fais à nouveau l’ascenseur émotionnel, plus rien n’est sûr dans ma vie désormais.
J’entends Guillaume rentrer alors que je suis sous la douche, le lendemain matin. Je suis cernée, épuisée, je n’ai pas dormi de la nuit. Nous nous croisons dans la salle de bains, mon mari n’a pas l’air mieux que moi. Je le regarde dans le miroir, et son regard douloureux me transperce. Je n’ai jamais voulu qu’il souffre à ce point, qu’il subisse les conséquences de tout ça. Il n’y est pour rien, il est là, solide, permanent. Dans un élan, je me jette dans ses bras, les yeux plein de larmes.
– Je te demande pardon Guillaume… je t’expliquerai tout, je te le promets. Je t’aime.
Avant qu’il ait le temps de se ressaisir, je quitte précipitamment la pièce, je ne pourrai pas lui donner plus que ça pour l’instant, en admettant qu’il veuille bien le recevoir. Et je ne suis pas prête non plus à encaisser son refus s’il doit venir. Je sais que je demande l’impossible, j’exige de lui ce que personnellement je serais incapable d’accepter. Mais je continue d’avancer, dans ma quête improbable et inéluctable.
Lors de ma pause déjeuner, je marche longtemps, vite. Un instinct me dirige vers le cabinet de Grégoire. J’ai besoin de me rapprocher de lui, même symboliquement. Comme une automate, je pousse la porte et me retrouve face à la jolie secrétaire de l’accueil. Elle me regarde en souriant, mais lorsque je demande à voir Grégoire, son visage prend un air un peu contrit. Elle m’explique gentiment qu’il ne travaille plus ici, que ses dossiers en cours ont été répartis entre ses associés. Elle peut toutefois prendre mes coordonnées si je souhaite lui laisser un message, elle lui transmettra. Je la remercie, le cœur serré. Grégoire a mis de l’ordre dans sa vie avant de partir. Je suppose qu’il a aussi déjà dit au revoir à Théo, qu’il l’a prévenu, à sa manière.
Je suis dévastée. S’il a tout lâché, c’est que la fin est vraiment proche, alors. Il ne m’a pas menti. Je pensais l’avoir accepté, mais dans la rue en ce moment même, chaque parcelle de mon être refuse l’idée de perdre Grégoire. C’est intolérable. Je lui envoie un message impulsif, mue par ma rébellion interne.
« Je veux te voir, je veux t’aider, je m’en fous que tu sois malade ! S’il te plaît, soigne-toi, guéris ! On a encore tellement de choses à vivre tous les deux, reste avec moi… »
Je pleure en appuyant sur la touche d’envoi, je m’en veux de craquer, de ne pas réussir à lui donner cette image lisse et sereine de moi qu’il semble tant aimer, mais je ne peux pas ! C’est moi aussi cette Élisa-là, tourmentée, effrayée, déraisonnable ! Il me répond presque aussitôt.
« Je t’ai dit que je resterai avec toi, mais pas au sens où tu l’entends Élisa… tu es en colère, je te comprends, je suis passé par là aussi… mais crois-moi, accepte tout ça, accepte notre histoire et ce qu’elle nous a donné, ça ne sert à rien de vouloir plus, on a déjà eu tant ! Je t’aime »
Ce message plein de sagesse me calme instantanément. Il a raison, je dois vraiment dépasser ma révolte, je ne peux pas changer le cours des choses de toute façon. Au stade où nous en sommes, il vaut mieux accepter. Et profiter de lui encore un peu.
« Pardon. Je suis d’accord avec toi, tu le sais. Mais c’est si difficile d’accepter de te perdre juste après t’avoir retrouvé, c’est injuste, ça n’a pas de sens »
« C’est de ne pas nous retrouver qui n’aurait pas eu de sens »
Encore une fois, il a raison. Sa force d’âme me pousse à agrandir un peu la mienne. Je le suis, péniblement mais j’y parviens tout de même.
« Que puis-je faire de plus que t’attendre ? »
« M’aimer assez fort pour que je le ressente, rien qu’en regardant le ciel »
« Tu es poète… »
« Pour toi, toujours, ma petite muse »
« Tu es à l’hôpital ? »
« Pas de questions mon amour, tu le sais »
« Tu me manques »
« Toi aussi. Je te fais signe dans quelques jours, je t’aime »
Je me relève du banc sur lequel je m’étais assise pour échanger avec lui, et cours vers mon bureau. Je n’ai pas eu le temps de manger, et je suis en retard. De toute manière je n’ai pas faim.
Mon responsable m’attend. Il me reproche mon manque d’investissement en ce moment, mes absences, mes retards, et me demande de me reprendre. Décidément, ma vie craque de partout. Je lui explique que j’ai des problèmes personnels, il me répond rapidement que ça ne le regarde pas. Et me répète « Reprenez-vous ». Ça m’est complètement égal. C’est la première fois que je subis ses remontrances, en temps normal j’en aurais été mortifiée, moi l’employée modèle et compétente. Mais comme à l’époque avec Grégoire, tout passe au second plan. C’est lui ma priorité absolue.
Il me recontacte effectivement quelques jours plus tard, durant lesquels je vis dans le doute et l’incertitude la plus totale. Nous passons de longues minutes au téléphone, et nous convenons de nous voir le lendemain après-midi. Avant de raccrocher, Grégoire me demande si je peux passer le prendre en voiture.
– Tu ne conduis plus ?
– J’évite, j’ai beaucoup d’effets secondaires avec les médicaments. Et puis je n’ai plus beaucoup de forces, tu sais.
– D’accord, je comprends. À demain mon chéri.
J’appelle une nouvelle fois mon bureau pour prévenir que je serai absente le lendemain. On me demande un arrêt maladie, sous peine de recevoir un avertissement. Après tout ce que j’ai donné pour cette boîte, sans compter mon temps ni ma peine, voilà le remerciement ! Tant pis, ils peuvent m’envoyer ce qu’ils veulent, rien ne m’empêchera de passer du temps avec Grégoire, un temps précieux et de plus en plus rare.
Lorsque je le retrouve, le lendemain, pour la première fois je sens la maladie peser lourdement sur lui. Il s’est bien habillé, il sent bon, et ses yeux me regardent avec la même douceur, la même tendresse, mais quelque chose en lui a profondément changé. La couleur de son teint, ses traits creusés et amaigris, et puis sa démarche, une certaine lenteur que je ne lui connaissais pas, une prudence dans ses mouvements. Je sens qu’il a mal, rien qu’en le regardant. Je me sens insolente de bonne santé à côté de lui, j’aimerais partager ça aussi avec lui, prendre ma part, mais il refuserait même s’il le pouvait.
Lorsque nous arrivons au bord du petit lac, les cygnes sont là, près du bord pour une fois. Ils nous regardent avec une totale indifférence, s’ébrouant dans l’eau froide.
– Ils ont l’air en forme, me dit Grégoire. Il faudra qu’on pense à leur amener du pain la prochaine fois.
Je souris bravement. Est-ce qu’il y aura une prochaine fois ?
Cette fois-ci, un virage semble pris dans l’évolution du mal qui le ronge. Il fait semblant de ne pas en souffrir, ni même de s’en apercevoir, et tant d’élégance me bouleverse. Je fais comme lui, je ralentis juste un peu mon pas pour remonter la petite pente qui mène à l’entrée de l’auberge.
Même la patronne marque un temps d’arrêt lorsqu’elle voit Grégoire. Elle ouvre la bouche pour faire un commentaire, mais je coupe son élan direct et lui demande si nous pouvons monter dans « notre » chambre.
– Elle est occupée, je suis désolée, des touristes allemands sont arrivés hier soir. Vous voyez, même hors saison nous avons du succès ! Je vous donne les clés de celle d’en face, elle est très jolie aussi.
Je suis un peu déçue, de l’autre on ne voit pas le lac, ni les cygnes. Et puis nous avions pris nos marques… La nouvelle chambre est très similaire à l’autre, dans des tons bleus. Aussitôt entrés, Grégoire s’allonge sur le lit, un peu essoufflé. Il ferme les yeux et ma poitrine se serre d’angoisse. Son visage est si triste, si gris. Je chasse les pensées noires qui m’envahissent, et je comprends qu’il ne veuille pas de moi pour vivre ses derniers instants. Ce n’est pas nous, pas lui. Mon esprit fatigué essaie encore de combattre l’inacceptable, de se persuader que Grégoire va s’en sortir, malgré tout.
Cette fois-ci je n’essaie même pas de le déshabiller, je m’allonge simplement contre lui et j’écoute les battements de son cœur épuisé. Il passe un bras autour de moi, m’embrasse doucement les cheveux.
– Tu sens toujours aussi bon… à l’époque déjà, j’adorais sentir ton odeur contre moi. Si je pouvais être sûr de ne pas trop souffrir, de ne pas être trop moche, c’est comme ça que j’aurais aimé mourir, tu vois. Dans tes bras.
Je le serre encore plus fort et retiens mes larmes.
– On avait dit qu’on ne parlait pas de ça !
Je suis comme une petite fille effrayée qui refuse de jouer aux monstres parce qu’elle a peur du noir.
– Oui, je sais. Mais je veux m’assurer aussi que tu seras assez forte après, Élisa. Quand ça sera fini, tu reprendras le cours de ta vie, et tu seras heureuse à nouveau. Tu me promets ?
– Je te promets d’essayer.
Il rit.
– Tu crois que je vais me contenter de ça ? Embrasse-moi s’il te plaît.
Je me redresse et l’embrasse doucement.
– Promets-moi de te souvenir de moi en pleine forme, heureux de vivre et amoureux de toi. S’il te plaît.
– Je te promets, Grégoire.
– Bien, merci.
Il semble sincèrement soulagé. Nous cessons de parler un moment, puis j’entends son souffle régulier ralentir un peu, il s’est endormi paisiblement.
Je le laisse dormir jusqu’à la tombée de la nuit, et durant tout ce temps je le regarde, je m’enivre de lui, de son contact. Je m’emplis de tout son être tant que je le peux encore. Il me reproche de ne pas l’avoir réveillé plus tôt, mais je suis heureuse de l’avoir eu pour moi toute seule, abandonné dans mes bras, en confiance. Il comprend, de toute manière il était si épuisé qu’il n’aurait pas pu parler aussi longtemps.
Je le ramène devant chez lui, et lorsque je jette un œil curieux sur les fenêtres éclairées de son appartement, Grégoire sourit.
– On n’en a jamais vraiment reparlé, mais tu dois savoir qu’entre ma femme et moi… enfin, c’est très particulier. Je ne t’ai pas menti quand je t’ai parlé de ses fragilités, mais cela fait longtemps qu’elle n’a pas eu de rechute en fait. Sauf que tout ça nous a éloignés, même si nous vivons sous le même toit. Elle travaille au cabinet aussi, ce qui fait d’elle plus une partenaire dans ma vie qu’une épouse, tu vois. Il y a beaucoup d’affection entre nous, et elle s’occupe bien de moi. Mais voilà…
Il a la délicatesse de ne pas poursuivre, je comprends à demi-mot qu’il ne se passe plus rien entre eux depuis longtemps. Je lui demande simplement si elle va continuer à s’occuper de lui jusqu’au bout, je veux m’assurer qu’il soit entre de bonnes mains.
– Oui, tu n’as pas à t’en faire pour ça. Et puis mon frère est très présent aussi. Ils feront tout ce que je leur demande, il n’y aura pas d’acharnement de toute façon.
– D’accord. Grégoire… je ne veux pas que ça soit la dernière fois, je ne suis pas prête.
– Je sais mon amour. Moi non plus je ne suis pas prêt…
Ses grands yeux tristes me dévisagent dans la pénombre.
– On aura d’autres moments Élisa… ne t’en fais pas.
– J’espère. Je t’aime éternellement.
– Moi aussi, tu le sais. Garde-moi en toi. Fais-moi vivre, mais joyeusement, légèrement, d’accord ?
– D’accord…
Nous nous embrassons une dernière fois, avec désespoir, et tant d’amour entre nous.
Chapitre 28
Lorsque je rentre chez moi, je suis dans un tel état d’épuisement et de désordre émotionnel que je ne crains même plus de retrouver Guillaume. Il ne me pose aucune question, et à ma grande surprise me prend dans ses bras.
– Je ne sais pas ce que tu es en train de vivre, ni avec qui. Je ne sais pas non plus combien de temps je serai capable de supporter tout ça, mais je t’aime encore Élisa. Laisse-nous encore une chance, laisse-moi essayer quand tu seras prête.
Sa déclaration, en rappel de ce que je lui ai dit face au miroir de la salle de bains, me bouleverse. Si nous avions été plus jeunes, la maison entière aurait volé en éclats sous nos cris et nos reproches. C’est cette longue vie commune et ce partage de tant d’heures ensemble, tant d’évènements, heureux et malheureux, qui nous permet d’affronter tout ça. Guillaume perçoit sûrement ma détresse, aussi. Il sent que je suis déchirée, bouleversée. Je me demande si Lucie lui a parlé ? Ne pas faire de vagues, pas encore. Il me laisse un peu de temps, il m’accorde cette possibilité de dire au revoir à Grégoire, dans une suprême délicatesse. J’acquiesce à ce qu’il me dit, je ne réponds rien. Je le remercie du fond de l’âme, j’espère qu’il va tenir bon, lui aussi, qu’il ne va pas sombrer avec moi.
Le lendemain, je vais voir mon médecin traitant à contre-cœur. Il me connaît bien, s’inquiète de me voir si triste, si fatiguée. Je lui explique sobrement que je suis en train de perdre un ami très cher, et que je ne dors plus, ce qui explique probablement un petit neuf de tension. Je lui parle aussi de mes absences, des menaces de mon employeur. C’est la première fois qu’il me prescrit un arrêt maladie en dix ans, à part pour mes grossesses j’ai toujours été là, fiable, prévisible. C’est la première fois que je trébuche depuis que j’avais essayé d’en finir. Le médecin me propose des anxiolytiques, que je refuse farouchement. Je ne me sens plus fragile comme à cette époque, je ne me sens pas non plus désespérée.
Grégoire m’a donné une force qui ne demande qu’à jaillir, et le chagrin que je vais devoir affronter me semble naturel, dans l’ordre des choses. Il aura une cause, un début et une fin. Mon amour pour Grégoire, lui, ne se finira jamais, quoi qu’il arrive. Et cela me rend si forte.
J’ai une semaine de répit, pour me ressourcer, prendre du temps, et peut-être voir Grégoire s’il s’en sent capable. Je me recentre sur moi-même, je commence tout doucement à le faire vivre en moi comme s’il était déjà parti, comme s’il ne faisait plus partie de ma vie, de mon quotidien. Je guette toujours ses messages ou ses appels sur mon téléphone, mais je n’ai plus le cœur serré par une attente déçue. Je revis toute notre histoire depuis le début, nos meilleurs moments, sa tendresse, sa sensualité débordante, ses failles à lui aussi. Mon humeur reste égale avec mes proches, je continue de ne pas faire de vagues, ce serait indécent. Seules les heures nocturnes restent compliquées à vivre. La nuit, mon esprit dérive, divague. La nuit, je fais l’amour dans la mer avec Grégoire, et je me réveille au petit matin avec une tristesse infinie.
Je n’ai plus de nouvelles de sa part, je ne sais pas où il en est. Une fois seulement, je n’ai pas pu m’empêcher de passer devant chez lui. Les rideaux étaient fermés, les lumières éteintes. Je ne sais même pas s’il est encore là. Personne ne peut me donner de ses nouvelles, et ce silence terrible me pèse tant. J’ai beaucoup de mal à me raisonner, à accepter de ne pas savoir. C’est presque pire qu’une mauvaise nouvelle.
Au bout d’une semaine, je reprends le travail. Mon employeur ne me fait pas de reproches, pas de sous-entendus non plus. Comme si le monde entier respectait ma douleur. Le mois s’écoule, figé dans un temps qui ne m’appartient plus.
Guillaume patiente toujours, probablement rassuré par ma présence constante à la maison. Nous n’avons eu aucun contact physique depuis la première fois où j’ai refait l’amour avec Grégoire, mis à part nos deux accolades furtives et blessées. Je ne sais pas au fond de moi si tout cela est rattrapable. Je l’espère. Rose et Adrien se sont accoutumés semble-t-il à vivre dans cette atmosphère étrange. Ils ont retrouvé leur joie de vivre, comme tous les enfants de la terre. Mon espoir de revoir Grégoire s’amenuise au fur et à mesure que les jours passent.
Un après-midi où je ne travaille pas, je décide de retourner sur nos pas, et d’aller jusqu’à la mer, comme un pèlerinage. J’essaie de retrouver le chemin exact que nous avions emprunté, sur le sable, et je pose mes pas là où j’imagine que Grégoire avait posé les siens. Je marche longtemps, seule, perdue dans mes pensées. Je me remémore les phrases de Grégoire, et sa volonté absolue de me transmettre cette belle image de lui, des souvenirs porteurs, pleins de vie. Son beau visage me hante, mon cœur bat comme s’il était près de moi. Je ressens presque sa chaleur lorsque je ferme les yeux. À l’endroit où nous nous étions embrassés, je m’arrête, et je m’assieds dans le sable. Je joue un instant avec les coquillages, puis je regarde l’horizon bleu et serein. Mon esprit se vide, s’apaise. Tout va bien.
Et puis tout d’un coup, cette certitude absolue. Il est parti. Je le sens au plus profond de mon être. Son esprit envahit mon cœur, ma tête, mon âme. Mes larmes coulent, doucement d’abord, puis s’intensifient. Je ne me calme pas, je sanglote. Toute la tension accumulée ces derniers jours, ce dernier mois, s’évacue en même temps que ce flot intarissable, ce déluge d’eau salée. J’ai perdu mon refuge, mon amour, mon ange. Où es-tu ?
Je rentre à la maison en mode automatique. Lucie est là, elle m’attend en prenant un café avec Guillaume. Ils ont des têtes à faire peur. Lucie se précipite vers moi.
– Tu es au courant alors ?
– De quoi ?
Elle parle dans mon oreille, doucement.
– J’ai parlé à Guillaume, Élisa. Il le fallait. Il revient de l’hôpital, et il sait pour Grégoire… et il sait aussi que… enfin, nous avons une très triste nouvelle, du coup. Sois forte ma puce, d’accord ?
Lucie a les yeux pleins de larmes, elle nous regarde tour à tour, Guillaume et moi. Je ne comprends plus rien. Guillaume sait depuis quand ? Je comprends vaguement qu’il a retrouvé la trace de Grégoire à l’hôpital, alors je me tourne vers lui, l’esprit embrumé.
– Il était suivi en soins palliatifs depuis presque un an. Quand Lucie m’a parlé de lui, et m’a dit qu’il était très malade, j’ai cherché dans les fichiers de l’hôpital. Oui, je n’aurais pas dû, mais on a tous fait des trucs qu’on n’aurait pas dû faire, ces derniers temps.
J’essaie d’assimiler ces nouvelles comme je le peux. Des connections se font dans mon cerveau. Je pressens qu’il va me donner une information définitive. Je ne veux pas que ça vienne de lui, alors je me tourne vers Lucie. Elle pleure doucement, me prend dans ses bras.
– Je suis désolée Élisa… tellement désolée…
Mon cœur se brise une nouvelle fois. Apprendre cela devant eux, devant Guillaume en plus !
– C’est arrivé quand ?
– Cet après-midi.
C’est Guillaume qui me répond. Je scrute son visage pour voir s’il y a de la colère, de la haine en lui. Mais je ne lis rien. Il ne me transmet aucune émotion, dans un sens ou dans l’autre. Je trouve en moi la force de lui demander s’il a souffert, les yeux baissés.
– Non, il était shooté à la morphine depuis plusieurs jours, il n’était plus conscient quand il est parti.
– D’accord… d’accord.
Je n’ai pas le droit de m’effondrer devant Guillaume. Alors je fais face, le menton tremblant, les yeux pleins de larmes retenues. Ils me regardent tous les deux avec la même inquiétude, et je sais à quoi ils pensent. Ils se remémorent les médicaments, les pompiers, la chambre grise.
– Ne vous inquiétez pas. J’étais préparée. Je vais faire face maintenant.
Je n’irai pas à l’enterrement de Grégoire, je ne veux même pas savoir quand il a lieu. Il m’avait demandé de garder une image vivante de lui, pas celle d’un cercueil triste. Et puis ma place n’y est pas, je n’ai aucune légitimité à m’y rendre.
Au lieu de ça, je décide d’aller lui dire au revoir à la petite auberge des cygnes, notre refuge, notre havre de paix et d’amour. Cette fois, je pense à prendre du pain, et lorsque j’arrive sur place les magnifiques oiseaux s’approchent aussitôt du bord, comme s’ils me reconnaissaient. Je leur lance des miettes de pain sec.
– De la part d’un ami… d’un si cher ami…
Cela me trouble d’être ici sans lui, mais en même temps je ressens une profonde satisfaction, une plénitude, comme s’il était assis à mes côtés sur ce petit banc de terre humide. Les premières fleurs du printemps bourgeonnent, et je me dis que cet éternel recommencement sonne comme une promesse. Le printemps restera ma saison préférée, malgré tout. La patronne de l’auberge m’accueille comme si de rien n’était, et m’annonce en souriant que cette fois-ci « notre » chambre est libre. Elle me demande si Monsieur arrivera bientôt. Je la regarde, paisible.
– Il est déjà là…
Je perçois son étonnement mais je la laisse réfléchir et monte doucement le vieil escalier de bois qui craque sous mes pas. Entrer dans cette petite chambre fait monter en moi une bouffée d’émotions, de chagrin intense aussi, il faut bien que j’apprivoise le manque, définitif cette fois-ci, de Grégoire. Nos câlins, nos ébats me reviennent, notre amour infiniment renouvelé. Il avait raison, cent fois raison de ne vouloir que le meilleur pour nous. Je garde ces instants volés comme un trésor, une promesse d’éternité. Je m’allonge sur le lit, et ouvre distraitement le livre que j’ai emporté avec moi. C’est celui que j’avais oublié à la terrasse de ce café où nous nous étions retrouvés, et que Grégoire avait lu aussi. Je le tiens contre moi, songeuse. Savoir qu’il en a parcouru et tourné chaque page me relie à lui, encore un peu. Je serre entre mes doigts son collier fin qui ne me quitte plus. Lorsque j’ouvre le livre et le pose contre moi, à l’envers, comme pour entrer en contact avec lui, un petit bout de papier s’en échappe. Intriguée, je le ramasse, et mon cœur défaille quand je reconnais l’écriture de Grégoire. Un marque-page ?
C’est mon prénom qui est écrit dessus. Et ce mot m’était destiné.
« Élisa, je ne sais pas quand tu liras ce petit message, peut-être jamais ? Je ne sais pas non plus si tu accepteras de me revoir encore, alors au cas où je t’écris ces quelques lignes. Je suis profondément heureux de t’avoir retrouvée, tu illumines mes journées, et j’espère qu’un jour je te tiendrai à nouveau dans mes bras. Je t’aime à jamais. Grégoire »
Je serre le petit mot contre mon cœur, si profondément émue, et je m’adresse à lui en pensée… Je me demande si ce n’est pas lui qui m’a donné l’idée de ré ouvrir ce livre, de là où il est ? Encore un signe du destin, de nos destins mêlés à jamais.
Je sais que ma vie doit continuer, il me l’a expressément demandé. Ne pas rester infiniment triste, voilà sa principale requête, et vivre pour lui, joyeusement.
Je continue de me sentir profondément aimée, malgré sa mort. J’ai gardé ce cadeau de lui, cette offrande, tout comme je le garderai en moi à jamais.
Chapitre 29
Me reconstruire, reconstruire ma vie qui a volé en éclats depuis cette belle journée de printemps il y a exactement un an, lorsque j’ai recroisé le regard envoûtant de Grégoire, voilà ma priorité.
Je ne renie rien de tout ce qu’il m’est arrivé, si j’avais le choix en connaissant l’issue des événements, je referais tout exactement pareil. Être allée au bout de mon désir, de mes sentiments si forts, de cette plénitude, m’ont changée à jamais. J’ai pris le risque de vivre, et je ne suis pas tombée. Je ne vois plus l’abîme sous mes pieds, je suis au sommet de la montagne.
Je me sens forte, j’ai confiance en moi et en l’avenir.
Bien sûr je trébuche parfois encore, j’ai des accès de tristesse, de chagrin incommensurable lorsque Grégoire s’impose à moi, brutalement, dans un rêve nocturne ou au hasard d’une rue, d’un détail oublié de ma vie. Mais comme il me l’a demandé, je fais face, je surmonte ma peine, et j’avance, grâce à lui, forte de tout cet amour qu’il m’a donné. Le petit diamant qui brille autour de mon cou me rappelle l’éclat de tout ce que nous avons vécu, et je me surprends parfois à le faire rouler doucement entre mes doigts en repensant à nous, à cet amour si puissant que j’ai eu le privilège de vivre.
Lucie m’aide beaucoup à franchir les étapes de ma nouvelle vie sans Grégoire. Elle m’appelle souvent, me bouscule quand il le faut, me provoque pour savoir où j’en suis, si j’avance, si je me bats suffisamment pour mon couple, pour Guillaume. J’ai failli lui en vouloir de lui avoir parlé, d’avoir trahi cette confiance absolue que j’avais mise en elle, et puis j’ai renoncé. Elle est impulsive, je le sais, et je l’aime pour ça aussi. Son inquiétude était au paroxysme lorsqu’elle me voyait accompagner Grégoire dans sa chute. Persuadée que je sombrerais aussi, elle avait l’impression de revivre l’enfer de ma dépression, il y a quinze ans, et sa culpabilité a ressurgi. Elle m’a avoué qu’elle se sentait incapable de me laisser prendre ce risque, et que Guillaume la pressait de questions. Il savait qu’elle était au courant, il sentait lui aussi que j’étais en danger, capable de tout, et leurs angoisses ont fusionné.
Guillaume ne m’a pas encore pardonné. Et je ne suis pas forcément prête non plus pour ça, encore convalescente de mon amour perdu. Pour le moment, nous pansons nos plaies, lui blessé dans son amour pour moi et dans son amour-propre, moi dans mon âme. En tous cas il ne m’a ni quittée ni demandé de partir. Je me dis que s’il avait voulu le faire, ce serait déjà acté. Cette pudeur entre nous m’empêche de m’ouvrir à lui, et de sonder ses sentiments, ses ressentis, ses envies. Je ne sais pas si la confiance est rattrapable entre nous. Je sais juste que malgré tous mes a priori, malgré cet amour puissant que j’ai toujours eu pour Grégoire, je n’ai jamais cessé d’aimer Guillaume. Je suis consciente d’avoir pris le risque de le perdre, et peut-être que cela finira par arriver, mais encore une fois je ne regrette rien.
Je me sens unifiée, complète, en harmonie avec moi-même, parce que j’ai osé vivre jusqu’au bout mes ressentis les plus intimes, sans m’embarrasser de morale, de sens du devoir ou d’esprit de sacrifice. Je me sens profondément libre, et maître de ma vie comme jamais encore je ne l’ai été auparavant. Je sais que je dois tout cela à Grégoire, et que s’il était là pour me répondre, il me dirait que j’ai trouvé en moi seule ces ressources, qu’il en a seulement été le déclencheur. En revenant dans ma vie, il m’a libérée de moi-même. Il a calmé aussi mon angoisse de l’abandon, cette peur irrationnelle que j’ai toujours eue de me retrouver seule, laissée pour compte. Je comprends que j’ai en moi les ressources pour y répondre, et que si je peux surmonter la perte absolue que je suis en train de vivre, je suis capable aussi d’affronter la solitude, s’il le faut.
Lorsque l’été arrive, je suis prête. Prête à faire face aux doutes de Guillaume, à mes propres incertitudes quant à mon avenir avec lui. Un jour ou l’autre, cette vérité doit surgir, et c’est à moi de lui faire comprendre que c’est le bon moment. Il m’a laissée ce temps du deuil, je dois enfin lui donner les réponses qu’il attend depuis plusieurs mois maintenant. Depuis notre fracture, je ne sais plus rien de ses problèmes à l’hôpital, alors je décide de commencer par là.
Je choisis un soir paisible, un soir de semaine où les enfants se couchent tôt, où il fait si doux que Guillaume se détend sur la terrasse, une cigarette à la main. Cela faisait dix ans qu’il avait arrêté de fumer. Il a repris quand j’ai commencé à rentrer tard à la maison, sans explication valable. Je me sens touchée par cet aveu de faiblesse, et un peu coupable, aussi. Je viens doucement derrière lui, une tasse de thé à la main. Je reste debout quelques secondes et lui demande si je peux m’assoir à côté de lui. Il ne dit rien et désigne un fauteuil avec sa main. Je laisse passer quelques minutes, le temps de nous réhabituer chacun à la présence de l’autre, mus par aucun autre désir que celui d’être ensemble, côte à côte. Guillaume ne me regarde pas mais je sens dans son attitude qu’il attend.
– Comment ça va, en ce moment, à ton travail ?
– Ça peut aller. J’ai eu des problèmes avec les syndicats, mais ça s’est calmé. Tout va bien de ce côté-là. Au moins une chose dans ma vie qui fonctionne à peu près.
– Justement, j’aimerais te parler de nous, enfin s’il y a encore un nous possible ?
– Je ne sais pas.
– Je te demande pardon, Guillaume, sincèrement, pour tout ce que je t’ai fait vivre cette année.
– Tu regrettes ?
Je baisse la tête. Je me suis promis de ne pas lui mentir, quelles que soient ses questions.
– Non.
Il accuse le coup, se rembrunit. J’espère que la communication n’est pas déjà rompue.
– Je ne regrette pas parce que si c’était à refaire, je recommencerais Guillaume. Il fallait que j’aille au bout de cette histoire, c’était écrit quelque part.
– Je dois en déduire qu’un jour tu peux de nouveau partir ? Coucher avec le premier venu qui te fera tourner la tête parce que tu ne pouvais pas faire autrement ?
Le ton est amer, rancunier. Je décide de lui donner une autre chance.
– Grégoire n’était pas le premier venu. Tu n’es pas juste de me dire ça. En quinze ans je n’ai jamais regardé un autre homme que toi, et tu le sais très bien.
– Non, je ne sais plus rien Élisa, nous concernant.
– Et toi ? Tu n’as pas dérapé peut-être, quand j’étais enceinte de Rose ? Tu crois que je ne m’étais aperçue de rien ? La grossesse m’a peut-être rendue égocentrique, mais pas aveugle Guillaume ! J’ai souffert moi aussi, à l’époque.
Il tressaille sous ce coup inattendu. Il ne nie pas, et n’essaie pas non plus de se justifier. Mais je sens qu’il veut éclaircir la question.
– Pourquoi tu ne m’as jamais parlé de ça ? Tu es restée durant toutes ces années avec ces soupçons ? Tu m’en veux depuis tout ce temps ?
– Non, ça fait longtemps que je ne t’en veux plus. Je ne t’en ai pas parlé parce que je ne voulais pas risquer de foutre en l’air notre mariage, voilà. Je me suis dit que c’était une erreur de jeunesse de ta part, que ça ne valait pas le coup…
– Et qu’est-ce qui a changé aujourd’hui alors ?
– Si je t’ai pardonné, tu peux aussi accepter mes écarts ? Comprendre que s’égarer ne veut pas forcément dire se perdre ?
– Mais je n’étais pas amoureux d’elle moi, Élisa !
Il me regarde cette fois, violemment. Il m’en veut, il souffre, il sait que j’ai aimé profondément un autre homme que lui. Nous sommes au cœur du problème.
– Je n’ai jamais cessé de t’aimer pour autant, je te le promets.
– Mais comment c’est possible, ça ?
Il crie, sa colère sort enfin.
– Comment tu peux prétendre m’aimer en couchant avec un autre ? Et l’aimer, lui, au point de tout plaquer, tes enfants, ta famille ! D’en prendre le risque en tous cas !
Il hurle, je lui fais signe de rentrer dans la maison, les voisins n’ont pas à connaître les détails de notre vie privée. Guillaume se calme un peu. Il tourne en rond dans notre salon comme un fauve en cage. Le voir ainsi m’effraie et me fait du bien à la fois. Je suis soulagée qu’on arrive enfin à mettre des mots sur tout ce qui nous torture depuis des mois. J’avais peur qu’il me quitte sans que l’on se soit expliqués, sans que l’on ait au moins essayé.
– Tu connais mon passé avec cet homme…
– Justement !! C’est d’autant plus incompréhensible pour moi ! Il t’a fait tant de mal, tu as failli en mourir ! Et tu retournes te jeter dans ses bras dès qu’il réapparait…
– À l’époque je l’avais quitté parce que j’étais en dépression réactionnelle, et tu le sais aussi. Pas parce que j’avais cessé de l’aimer, lui.
– Malgré ce qu’il t’a fait faire ? Ton avortement …
– J’ai guéri de ça Guillaume, j’ai accepté avec le temps. Et j’ai commencé par refuser de le revoir, c’est lui qui a insisté. Parce qu’il était malade, et qu’il voulait me retrouver avant de mourir.
– Et gâcher ta vie par la même occasion ?
– Non, au contraire, il m’a fait le plus beau des cadeaux.
– C’est-à-dire ?
– Moi-même. Je me suis trouvée, je me suis acceptée, avec toutes mes failles, mes doutes. Je me sens sereine maintenant. J’ai accepté mon passé, mon geste. Et je sais aussi ce que je te dois.
Guilaume ne répond pas, il n’a pas l’habitude de me sentir aussi déterminée. Je ne pleure pas, je ne l’implore pas. Je lui expose simplement, avec toute la sincérité possible, où j’en suis aujourd’hui. Il y a de la place pour lui dans ma vie, mais je comprendrais tout à fait qu’il n’en veuille plus. Je me sens un peu fébrile lorsqu’il reprend la parole.
– J’ai besoin de réfléchir. Je ne sais pas si je serais capable de te refaire confiance Élisa, je ne sais pas si tout est brisé entre nous ou s’il y a encore de l’espoir. Je ne sais pas si je t’aime encore.
Cet aveu me fait mal. Je suis au pied du mur, mais je m’étais préparée à cette hypothèse.
– J’ai encore une question. Est-ce que nous avons fait l’amour alors que…
– Je n’ai pas pu. À partir du moment où j’ai retrouvé Grégoire, c’était impossible pour moi.
Ses traits se relâchent un peu.
– S’il n’avait pas été malade, est-ce que tu serais partie avec lui ?
Ses yeux m’implorent, il souffre par avance de ce que je vais lui dire. Je cherche comment lui répondre le plus honnêtement possible sans le blesser, cette question-là est tellement compliquée pour moi ! Elle m’a valu tant d’heures d’insomnie, tant de doutes, de déchirements !
– Je ne sais pas quoi te répondre… parce que je n’en savais rien moi-même. J’étais perdue, vraiment. Je ne voulais pas te quitter en tous cas, ça c’est sûr.
Guillaume me regarde, ne sachant trop comment interpréter ma réponse. Je lui dois néanmoins la vérité.
– Mais je ne pouvais pas non plus renoncer à lui. C’était trop difficile. Je suis désolée. Je ne sais pas comment tout ça aurait fini…
– Par un divorce.
Le ton de Guillaume est dur, définitif. J’ignore si c’est parce qu’il se sent blessé par ma réponse ambiguë, ou parce que réellement il pense que tout est fini entre nous. Mais je le comprends aussi. Alors je tente d’adoucir un peu mes propos.
– J’ai vécu une tempête, et j’ai appris la maladie de Grégoire au cœur de cette tempête. Donc je suis incapable de te répondre de manière certaine, ça ne serait pas honnête de ma part. J’aurais dû faire un choix, mais ne crois pas que j’avais décidé de partir. J’étais déchirée. J’ai vraiment essayé de résister.
– Je suis quoi pour toi aujourd’hui, Élisa ? Un pis-aller ? Tu ressens quoi exactement à mon sujet ?
Je réfléchis avant de répondre. Je suis à peu près certaine de n’avoir jamais voulu le quitter. Il est celui avec qui j’ai avancé, construit, grandi. C’est mon mari, le père de mes enfants. J’ai été sincèrement amoureuse de lui, et si mes sentiments ont évolué, ils sont toujours présents. La permanence de notre couple, de notre amour, nos difficultés, la sagesse qui s’empare de nous avec les années, tout cela est beau, riche. Je n’ai pas envie de le perdre.
– Je t’aime encore Guillaume. Je suis sincère. Je t’aime autant qu’à nos débuts. Différemment, bien sûr, mais toi aussi non ? Enfin, avant que tout ça n’arrive… J’aime l’homme que tu es devenu au cours de toutes ces années, j’aime aussi le père en toi, et nos enfants sont juste merveilleux !
– Et tu crois que ça suffit ? Me dire que tu m’aimes encore, pour qu’on reparte, comme si de rien n’était ?
– Non, je ne suis pas naïve, je sais que plus rien ne sera pareil. Mais tu m’as posé une question, je réponds, c’est tout.
– Tu as vraiment envie de reconstruire quelque chose avec moi ?
– Oui Guillaume, bien sûr que j’en ai envie. Je n’ai jamais voulu te quitter, je viens de te le dire. Je ne suis pas partie par désamour de toi…
– C’est ça que j’ai du mal à comprendre, tu vois. Moi si je retrouvais une ex, si je revivais quelque chose d’aussi fort avec elle, je me dirais forcément que si je me permets ça, c’est que je ne t’aime plus assez…
– Alors peut-être que je t’aimais mal, ces derniers temps ? Peut-être qu’il nous fallait une autre chance, à nous aussi ?
– Tu as l’art de retourner les situations…
Pour la première fois depuis bien longtemps, un semblant de complicité renaît entre nous, et le demi-sourire de Guillaume me réchauffe si fort que cela me confirme tout l’amour que j’ai encore pour lui. J’y vais un peu au bluff, moi non plus je ne suis plus si sûre de pouvoir encore vivre avec lui un amour partagé, sincère et durable. Après tout ce que nous avons traversé, le navire a pris l’eau, nous sommes bien fragiles. Mais j’ai envie d’y croire encore.
– Il faudrait peut-être qu’on se sépare quelques temps, pour voir si on se manque ?
Sa proposition me déroute, ça ne lui ressemble pas !
– En général, quand on dit ça, ce sont les prémices d’une vraie séparation, tu le sais…
Je souris tristement. Tout ça pour en arriver là, finalement.
– Non, pas forcément. Mais on ne s’est jamais éloignés physiquement l’un de l’autre Élisa, on a toujours continué à partager notre quotidien, malgré nos difficultés, et je n’arrive plus à y voir clair. Je suis désolé mais ce soir je suis incapable de te répondre, je ne sais pas si notre mariage tient encore la route, je ne sais pas si je veux réessayer.
Devant mon air déçu, il poursuit.
– Je ne crois pas que tu te rendes bien compte de ce que tu m’as infligé, par quoi je suis passé… Heureusement que Lucie a accepté de m’aider, sur la fin, parce que je crois que je serais devenu fou.
– Je sais… je te demande pardon.
– Arrête de t’excuser, ça fait au moins trois fois, c’est bon, j’ai compris. Et puis tu t’excuses mais tu ne regrettes rien non plus, alors comprends aussi que je sois paumé.
On se regarde, attendant que l’un de nous prenne une décision. Il se lance.
– Je te propose qu’on se sépare pour l’été, et puis à la rentrée on décide.
Il ne me laisse pas le choix, de toute façon.
– Promets-moi simplement que ça ne durera pas plus longtemps ?
– Je te le promets.
Chapitre 30
Guillaume loue un petit appartement au bord de la mer. Il me dit qu’il a besoin de s’éloigner de notre maison, pour se retrouver lui, et lui seul. Je n’ai pas protesté, plutôt rassurée de rester dans nos murs, avec les enfants. Je n’aurais pas aimé partir.
Nous démarrons notre vie étrange de parents presque séparés par mes vacances, trois semaines durant lesquelles je vais pouvoir enfin retrouver vraiment mes enfants. Rose pose peu de questions, mais je lis de l’inquiétude dans ses beaux yeux gris. Une seule fois, elle m’a demandé si son papa et moi allions divorcer, comme les parents de Noémie. J’aurais bien voulu lui promettre l’inverse, mais je ne peux pas lui mentir. Je ne peux pas la rassurer alors que je suis moi-même dans l’incertitude la plus totale.
– Je te promets que papa et moi, on va faire tous les efforts possibles pour que ça n’arrive pas. Mais on n’est pas sûrs de réussir, tu comprends ? Comme je te l’ai déjà dit, parfois les grands ne s’entendent plus, même quand ils ont des enfants, et ils préfèrent se séparer plutôt que de se disputer tout le temps.
– C’est pour ça que papa ne vit plus à la maison ?
– Oui, c’est pour ça.
– Mais vous ne vous disputez pas pourtant ?
Elle veut comprendre, elle implore, elle aimerait que son petit monde redevienne rassurant, contenant. Je m’en veux de lui faire vivre ça.
– Si Rose, papa et moi on était fâchés. Ce sont des choses qui arrivent, et Adrien et toi n’y êtes pour rien. C’est la vie, c’est tout.
– Alors vous allez divorcer ?
– Non, on n’a pas encore décidé. C’est pour ça que papa ne vit plus à la maison en ce moment, pour réfléchir.
– C’est lui qui décide ?
– C’est nous deux.
– Alors pourquoi vous ne décidez pas de rester ensemble ?
Je souris, vaincue par sa logique d’enfant. Elle a raison, on devrait essayer, au moins. Sauf si Guillaume se rend compte qu’il ne m’aime plus. Et ça, je ne le maîtrise pas…
J’appréhendais beaucoup de me retrouver seule, et finalement cela me fait le plus grand bien.
Je lis, je prends le temps de faire des choses simples en y mettant tout mon cœur, je m’efforce d’être entièrement présente, même dans les moments les plus insignifiants de la journée. J’emmène Rose et Adrien faire le marché avec moi, et je leur apprends comment choisir les melons, peser les tomates, payer le fromage. Je m’emplis de toutes les saveurs de l’été retrouvé, je vis pour deux maintenant. Grégoire est toujours en moi, dans un repli secret de mon cœur. C’est à lui que je pense en m’éveillant le matin, en me couchant le soir.
Je traverse encore des moments difficiles, durant lesquels le chagrin me terrasse, sans prévenir. Je revis cent fois notre dernier baiser, le tout dernier, dans ma voiture, ses traits tirés, ses yeux flamboyants d’amour pour moi. Je l’aimais tant. Et puis les nuages passent, comme si une force intérieure m’y obligeait. C’est lui en moi, qui continue de me faire avancer, envers et contre tout.
J’emmène les enfants à la mer, au zoo, à la piscine… Chaque jour je leur invente une nouvelle sortie, une activité, une ballade, j’invite leurs petits copains à la maison, je prépare des gâteaux, des crêpes, je leur donne des vieux vêtements qu’ils découpent pour se déguiser.
N’avoir ni Grégoire ni Guillaume dans ma vie me procure une sorte de vacance intérieure, un vide plein. Je réfléchis enfin à ce que je souhaite accomplir, à ma vie.
La perspective de retrouver mon travail dans quelques jours me remplit d’ennui. Je me dis que c’est par là qu’il faut commencer.
Grégoire m’a fait promettre d’être heureuse, de me réaliser. Je vais tenir mon engagement, je vais lui faire honneur. Alors plutôt que de dépérir dans mon coin, je me lance dans des démarches pour entamer une reconversion professionnelle. Je contacte les organismes concernés, et j’effectue mon premier bilan de compétences, la veille de ma reprise du travail. J’ai un nouveau rendez-vous quelques jours plus tard, pour analyser les résultats et m’aider à trouver ma nouvelle orientation, celle qui me permettra de me réaliser, de m’accomplir. Je n’en reviens pas d’avoir trouvé la motivation, l’énergie de ce renouveau. Je ne suis pas mystique, mais je suis convaincue que mes deux anges, père et fils, m’aident de là-haut. Alors je continue. La conseillère me confirme que je suis faite pour travailler avec les enfants, elle n’a aucun doute là-dessus. Je m’en doutais un peu, vu la tournure que prenait notre dernier entretien, et ses questions de plus en plus orientées en fonction de mes réponses.
– Vu votre niveau d’études, vous devriez tenter l’enseignement, me dit-elle.
– Il faudrait que je reparte à zéro ? À mon âge, c’est encore possible ?
Elle sourit, chaleureuse.
– Bien sûr ! Tout est possible, il suffit d’y croire ! Réfléchissez à tout ça, et revenez me voir la semaine prochaine, je vous expliquerai les démarches que vous pouvez faire.
Cet entretien me donne des ailes, je me sens capable de tout, l’horizon s’ouvre à nouveau devant moi. Je me dis que Grégoire serait sûrement fier de moi.
Puis c’est au tour de Guillaume de prendre les enfants. Il les emmène en Corse, un voyage que nous avions prévu de faire en famille, mais je ne dis rien, il a le droit. Ces trois semaines sans eux, dans la morosité de mon bureau à moitié déserté et de la ville écrasée par la chaleur du mois d’août, me semblent fades en retour. Heureusement que la perspective de ma reconversion m’occupe à plein temps. J’entreprends toutes les démarches auprès des organismes de formation professionnelle afin d’obtenir un financement, je me renseigne sur les conditions du concours à passer pour devenir institutrice, j’achète des bouquins, je me passionne enfin pour ma vie professionnelle, j’ai vingt ans à nouveau.
Finalement, le temps passe vite, et je retrouve Guillaume et les enfants un samedi soir encore chaud du soleil de la journée, en bord de mer. Ils sont bronzés, magnifiques, et me montrent avec enthousiasme leurs photos de vacances, tout ce qu’ils ont fait, vu, visité.
– C’est tellement dommage que tu ne sois pas venue, maman.
La petite voix de Rose s’élève comme un reproche au milieu de toute cette bonne humeur. Guillaume la regarde, puis plonge ses yeux dans les miens. Il a l’air bien, détendu.
– Oui, c’est vrai que c’est dommage. Ça t’aurait plu.
Il me sourit presque tendrement. Mon cœur bat un peu plus fort. Est-ce un appel, un signe ? Ou simplement la nostalgie du temps passé, celui où nous formions une vraie famille, unie ? Je réponds à son sourire. Il est encore un peu tôt pour savoir, et puis les enfants nous happent, nous vampirisent. Ils sont si heureux de nous retrouver ensemble.
Nous sommes à la fin de l’été, et l’échéance approche néanmoins. Nous le savons tous les deux. Guillaume me propose de garder les enfants encore ce soir, je viendrai les récupérer demain. Lorsque je les quitte, il me fait une bise tendre, mais je ne sais pas s’il est juste apaisé ou bien s’il esquisse un rapprochement. C’est notre premier vrai contact depuis si longtemps. J’en suis troublée, émue. Je me surprends à rêver d’un peu plus, je voudrais que Guillaume m’embrasse vraiment.
Le dimanche, je les rejoins sur le pont d’un bateau de plaisance. Pour prolonger les vacances, Guillaume a décidé de faire une petite balade en mer, et il veut que je sois là. Les enfants sont heureux que nous fassions une activité à quatre, de nouveau. Leurs yeux brillent pendant que je les tartine de crème solaire.
Lorsque je m’enduis les épaules à mon tour en essayant d’aller le plus loin possible derrière mon cou, Guillaume s’empare du tube.
– Laisse-moi faire.
Ses mains chaudes font glisser la crème doucement sur mes épaules, sur mon dos nu. Je frémis à ce contact, cela faisait si longtemps qu’il ne m’avait pas touchée ! Il s’attarde un peu, je sens qu’il y prend du plaisir, lui aussi. Il masse doucement le bas de mon dos, puis me rend la crème sans un mot.
Lorsque le bateau prend un peu de vitesse, nous rions tous ensemble, heureux de ce moment partagé, sans arrière-pensées. Je me penche légèrement au-dessus du bastingage, la mer me fouette le visage, mes cheveux s’envolent, et je me sens encore libre, même quand les mains de Guillaume viennent se poser sur les miennes.
Une chaleur douce m’emplit. Ses lèvres effleurent mes épaules, j’ai retrouvé un rivage, une ancre.
Nous continuerons d’avancer ensemble.