Partons vivre en Théorie


Extrait (5 chapitres)

1

PROLOGUE

– Mais enfin on ne meurt pas à cet âge-là ! Vous le savez bien vous avec tous vos diplômes, non ?

Long soupir de l’intéressé, qui passe une main lasse sur son visage et écrase un peu ses yeux, comme s’il voulait les renfoncer dans ses orbites pour ne plus voir le monde qui l’entoure, ne plus entendre ma détresse, ma voix plaintive et exigeante de père au bord de l’agonie.

– Oui… oui vous avez raison bien sûr. En théorie, on ne meurt pas à cet âge-là.

– En théorie ? Vous vous foutez de moi ?

– …

– Tu entends ce qu’il dit le docteur ma chérie ? en Théorie tu ne peux pas mourir, alors partons y vivre mon bébé, partons tout de suite dans ce pays merveilleux, d’accord ? Papa va le trouver pour toi, où qu’il soit…

Je m’effondre comme une loque au pied du lit, mes yeux crachant un mélange de larmes salées, de désespoir et de haine envers cette blouse blanche qui anéantit mon monde, le seul que je connaisse.

– Allez vous faire foutre avec vos seringues et vos promesses ! Fermez-là une bonne fois pour toutes et arrêtez d’emmerder ma fille avec tous vos protocoles à la con ! Laissez-nous !

Je me fais l’effet odieux d’un animal invertébré qui cherche une échappatoire à tout prix, une issue, un petit trou qui permettrait de fuir cet univers aseptisé et glauque qui n’est pas le mien ni celui de ma fille.

Ma fille est faite pour vivre au soleil cheveux aux vents, pour rire et danser, tomber, se relever, jouer, dévorer des glaces qui lui coulent sur le menton, crier de frayeur sur des manèges, croquer le bonheur comme un fruit acide et doux qui la ferait grimacer et sourire à la fois, se moquer de son père qui s’inquiète trop pour elle, faire ses valises pour ce pays merveilleux appelé Théorie et dans lequel les enfants ne meurent pas, jamais. Ils sont bien trop petits pour ça. Et puis la mort, c’est pour les vieux. Non ?

Viens mon ange, je t’emmène. Loin d’ici, pour de vrai.

PREMIÈRE PARTIE

Alex

1

Janvier 2002

Pour une fois, le quartier est totalement silencieux. C’est assez rare pour être souligné ; entre le bar-tabac qui ne désemplit pas jusqu’à une heure du matin, l’arrivée des flics et leur sirène hurlante qui vient crever mes plafonds de ses gyrophares bleus, et Victor le boulanger qui s’y met à l’étage du dessous, mes nuits sont de vastes étendues de chaos. Rien à côté de ce qui m’attend, mais à ce moment-là je l’ignore encore, dieu merci.

Je l’aime bien Victor avec son histoire cabossée, ses yeux de méchant et son cœur gros comme ça. Un casque sur les oreilles, ses bras musclés et tatoués pétrissent la farine et enfournent le pain au rythme endiablé d’un rap qu’il essaie vainement de me faire aimer. Il a la vingtaine, j’en ai trente et j’aime Bruce Springteen, il n’y arrivera pas. Il fait peur aux grands-mères du quartier, ça file droit dans la boulangerie, pas une qui oserait râler quand les miches sont un peu trop roussies. Même les plus revêches le remercient s’il se trompe sur la monnaie, et il se trompe souvent avec ce nouvel euro, toujours en sa faveur bien sûr. Mais dans nos faubourgs désertés, sa présence est sacrée. C’est le dieu du pain, le sauveur de nos petits déjeuners, sans quoi on n’aura qu’à se rabattre ad vitam sur le pain de mie en promo de chez Franprix. Alors on le bichonne malgré son crâne rasé, ses piercings et ses écarteurs. La dernière fois, j’écoutais l’air de rien la vieille Mme Croze parler à voix basse avec sa voisine et je riais sous cape.

– Tu te rends compte Mireille, ce qu’on nous impose ! Quel dommage que ce vieil Emilio ait dû prendre sa retraite… il aurait pu nous en choisir un mieux quand même, tu l’as vu celui-là avec ses trous dans les oreilles ? Peuchère, va savoir ce qu’il y trafique, dans son fournil…

– Tu sais à quoi ça me fait penser ? à un reportage que j’ai vu à la télé la semaine dernière, dans une tribu au fond de la brousse ils avaient la même chose ! C’était pas beau à voir.

– Il lui manque plus qu’un os dans le nez ! Voilà où on en est réduit ma pauvre, à accepter des sauvages chez nous pour avoir une baguette sur la table.

– Seigneur Jésus. Vaï, à la revisto !

Et la voisine s’était signée rapidement avant de trottiner vers l’antre du diable tatoué pour remplir son cabas tout en continuant de grommeler en provençal.

Je l’avais suivie avec mon diablotin poilu à moi, celui grâce à qui indirectement toute ma vie allait basculer, mais ça non plus je ne le savais pas encore.

La théorie du battement d’ailes de papillons s’applique parfaitement à ma vie : comment un acte aussi anodin que recueillir un jeune labrador fou finira par provoquer un tsunami dans mon existence quelques années plus tard. Je suis devenu philosophe avec le temps. Je n’ai pas eu tellement le choix et puis je n’ai pas un tempérament à me laisser aller. Plutôt à aller de l’avant quoi qu’il advienne, ça c’est mon credo.

Quand j’étais petit déjà, il a bien fallu que je m’adapte à ce que la vie me proposait, c’est-à-dire pas grand-chose. Comme on dit ici, si je courbais l’échine je n’avais plus qu’à me jeter dans le Rhône.

Je ne vais pas mentir, ça m’a traversé la tête une ou deux fois. J’étais ado, mal dans ma peau, malheureux et sans espoir, comme beaucoup d’adolescents aujourd’hui me direz-vous, mais moi j’étais vraiment un cas à part.

Vous savez, un de ces enfants dont le destin provoque une sorte de pitié dans le regard de ceux à qui on le raconte, ou au mieux un certain attendrissement, avant de les voir détourner le regard et retourner à leur vie à eux, soulagés de constater qu’elle n’est finalement pas si mal que ça en regard de la mienne. C’était pareil à l’école. Je fascinais tout le monde, mais pas dans le bon sens du terme. J’avais toujours l’impression d’être le mouton noir, le canard boiteux, au mieux le gars un peu infréquentable qu’il est bon de se mettre dans la poche, au cas où. Je vous le dis tout de suite, personne ne m’a jamais mis dans sa poche, ni où que ce soit d’ailleurs. Je ne possédais peut-être pas grand-chose, mais ma peau au moins elle était à moi. Ma peau c’est une image hein, vous avez bien compris. Elle englobe mon cerveau, mes pensées, mes organes, mon sexe bien sûr et puis tout ce qui fait que je suis moi, Alex. Sur ma carte d’identité je m’appelle Alexandre Sylvain Marie Aubert, mais personne ne m’a jamais interpellé comme ça, heureusement. Je suis Alex, point.

2

Pour que vous me compreniez, je dois vous raconter l’histoire de mes parents. Je vais essayer de la faire courte, mais je vous préviens tout de suite elle ne va pas vous plaire. Elle risque même d’entraîner chez vous ce regard désolé dont je parlais tout à l’heure et pendant quelques minutes vous allez me plaindre, ce qui va m’agacer. Alors pensez-y au moment où vous serez choqué, peiné, attristé ou que sais-je, et soyez fiers de moi. Ça m’a toujours beaucoup plus aidé que la commisération des bien-pensants. Parce qu’heureusement j’ai aussi fait de belles rencontres, mais ça je vous le raconterai plus tard.

Pour l’instant, concentrons-nous sur Adeline et Johnny, oui comme l’ex-couple de stars, ça ne s’invente pas, sauf que mes parents à moi étaient beaucoup moins riches, beaucoup moins beaux et absolument pas célèbres.

Un soir de féria, Adeline et ses copines ont décidé d’aller faire la bringue. Jusqu’ici, tout va bien. À Arles, les fêtes traditionnelles sont une institution aussi sacrée que toutes les corridas qu’elles célèbrent. Hors de question de rester chez soi quand on a seize ans, qu’on est une jolie brune un peu pulpeuse qui a failli être élue reine d’Arles et qu’on a très envie d’attirer les regards pour tester son pouvoir de séduction. Les regards j’ai dit, pas le reste. Le reste, c’est une autre histoire.

Mais voilà, dans la cohue d’une foule excitée à la sortie des arènes après une mise à mort magistrale et un pauvre taureau qui a perdu ses oreilles juste avant de perdre la vie, une petite bande de jeunes gars repère bruyamment Adeline et les autres. Ils les connaissent, Arles est un patelin, à part les touristes estivaux tout le monde s’y est déjà croisé au moins une fois. Et puis ils ont tous fait leur scolarité ici et même si la plupart d’entre eux ont déjà décroché leur premier job, ils ont partagé les mêmes bancs et punitions pendant quelques années, ça forge des liens. Certes, les bouilles étaient enfantines, les courbes inexistantes, les hanches étroites et les poitrines plates. Aussi faut-il maintenant composer avec toute cette chair qui a poussé sur le corps des filles devant, derrière, un peu partout à vrai dire. Et puis leurs yeux aussi. Leurs yeux ont changé. Ils sentent bien que les filles ont compris des tas de choses qu’ils commencent tout juste à entrevoir. Eux, ce qui les intéresse, c’est surtout ce qu’ils ont en dessous de la ceinture. À cette époque à part quelques magazines et les premières VHS porno piqués à leurs vieux, ils n’avaient rien de concret à se mettre sous la dent, ou si peu. Alors ils en parlaient beaucoup, ils fantasmaient le soir sous leurs draps, ils mataient les seins des filles, imaginaient entre eux ce qu’ils leur feraient et puis une fois face à celle qu’ils avaient convoité il ne se passait pas grand-chose. Dans le meilleur des cas.

Pour Adeline et Johnny, ce fût un peu différent.

Déjà, ils ne faisaient pas tout à fait partie du même monde. Johnny était fils de forains sédentarisés, un mot pompeux pour dire qu’un jour sa famille gitane n’est pas repartie sur les routes parce que la mère était malade et qu’à force de les voir traîner sur place la mairie a fini par leur attribuer un vieux logement pourri dans les barres d’HLM du quartier de Barriol. Il a fallu scolariser le jeune Johnny, qui parlait à peine français et n’avait jamais mis les pieds dans une école, encore moins dans une classe aussi sévèrement tenue que celle de Mlle Thérèse, une enseignante à l’ancienne qui tapait sur les doigts des récalcitrants avec sa règle en métal. Mon père s’est rebellé, évidemment. Mis à la porte de sa classe régulièrement, puis exclu temporairement de l’école et enfin viré tout court. Il volait, mentait, manquait de respect à tout le monde. En même temps, est-ce qu’on avait pris la peine de lui apprendre les codes ?  

Son passage au collège ne fût guère plus brillant mais lui permit néanmoins d’y rencontrer Adeline. Farouche mais dotée d’un sacré caractère, elle le faisait tourner en bourrique, du moins c’est ce qu’il m’a été raconté. Elle lui rappelait les belles gitanes qui dansaient au son des guitares à la lueur du feu lors des soirées étoilées de sa petite enfance. Ses yeux de velours noir l’ont littéralement envouté et ses courbes précoces affolé.

Il lui fallait Adeline. C’était écrit, il l’avait dans la peau, d’ailleurs il s’est fait tatouer son prénom sur l’épaule avant même de l’avoir conquise, et à cette époque-là je peux vous dire que c’était drôlement mal vu les tatouages. À part les taulards et quelques rebelles ça ne se faisait pas, comme on dit. Et puis il avait le sang chaud de ses ancêtres qui coulait dans ses veines, alors quand il a décidé de lui faire la cour, à aucun moment il n’a envisagé qu’elle puisse lui résister. D’ailleurs au départ elle n’était pas contre, la belle Adeline. C’était plutôt flatteur l’intérêt de ce mauvais garçon qui avait la cote auprès des filles, les regards lourds de sous-entendus, la mèche rebelle et la guitare en bandoulière. Johnny était resté gipsy dans l’âme, même s’il ne sillonnait plus les routes il avait ancré en lui l’instinct grégaire et la musicalité de ses origines. Et la belle provençale y était sensible.

Ce qui devait arriver arriva. Lors d’un beau soir de juin, pendant que battaient leur plein les fêtes d’Arles au son des fifres et des galoubets, Johnny a admiré d’un peu trop près la coiffe et les jupons du costume d’Arlésienne que sa dulcinée avait revêtus pour l’occasion.

Elle avait seize ans, lui dix-sept. C’était leur première fois à tous les deux, malgré les airs machos que se donnait déjà mon père. J’aime penser qu’à ce moment-là au moins ils ont été amoureux. Que ma présence sur cette terre n’est pas seulement due aux écarts de conduite d’une jeune fille curieuse et à l’inconvenance d’un gitan mal dégrossi. Je ne le saurai jamais. Toujours est-il que la suite a mal tourné, vous vous en doutez bien.

Ma mère n’est pas tombée enceinte de moi ce soir-là. Un peu affolée par ce qu’elle venait de faire, et pas du tout convaincue du plaisir qu’elle pouvait en retirer, elle a essayé de mettre les voiles. Seulement voilà, dans la culture gitane ça ne marche pas comme ça. Elle avait beau être une gadji, à partir du moment où elle avait couché avec mon père pour lui c’était comme s’il l’avait épousée. Elle devait venir vivre chez lui, dans sa communauté, et commencer à lui pondre des petits Johnny par grappes entières. Sa mère, qui avait fini par se rétablir de sa maladie, ne l’entendait pas autrement.

Adeline s’est sentie prise au piège. Ce n’est pas qu’elle n’aimait pas son beau gitan, mais il est devenu si oppressant qu’elle n’osait plus mettre le pied hors de chez elle. Ses parents ont cru un moment qu’elle devenait sérieuse et s’en sont réjouis. Pas bien longtemps.

À force de jouer avec le feu et surtout avec les seins d’Adeline, mon père a réussi à finir par la mettre en cloque, et cette fois-ci votre serviteur est apparu. Oh, bien discrètement au départ, je vous assure que je n’en menais pas large, recroquevillé au sein de son giron. Je devais déjà ressentir la terreur inconsciente de ma mère, on avait beau être dans les années soixante-dix, une fille-mère c’était encore la honte, surtout chez les fiers provençaux.

Sa mère a fini par lui faire remarquer qu’elle avait pris du poids à force de rester cloîtrée à la maison. Adeline s’est vexée. Aujourd’hui on appellerait ça un déni de grossesse, mais il s’agissait plutôt d’une grande ignorance de la part de ma mère. Elle n’avait qu’une vague idée de la façon dont naissaient les enfants et se préoccupait surtout d’échapper à la surveillance de Johnny et ses sbires.

Aussi, par un beau 1er mai en pleine fête des Gardians, quand Adeline s’est tordue de douleur sur le sol de la cuisine de ses parents, personne n’a compris ce qui était en train d’arriver. Les ambulanciers qu’on a appelés en catastrophe ont vite saisi, eux.

C’est ainsi que j’ai poussé mon premier cri, au milieu de la confrérie des gardians à cheval qui défilaient fièrement dans les rues d’Arles et nous bloquaient sans le vouloir l’accès à l’hôpital.

3

Même à ce stade-là, ma mère ne comprenait toujours rien. Comment aurait-elle pu ? Une douleur atroce lui déchirait les entrailles, elle pensait être en train de mourir d’une infection mystérieuse, une sorte de punition divine pour avoir couché avec Johnny, et voilà que cet homme en blanc lui présentait en souriant une espèce de monstruosité sanguinolente, un de ses organes qu’elle aurait perdus peut-être ? Merci au passage pour le monstre, il s’est plutôt bien développé à ce qu’il paraît.

Mais à ce moment-là, dans l’ambulance qui avait dû s’arrêter en catastrophe sur le bas-côté pour l’expulsion de la bestiole, elle n’était que terreur et incompréhension, son cerveau lui refusait l’accès à cette réalité désordonnée et glauque qu’elle aurait souhaité ne jamais connaître de sa vie. Épuisée par les efforts fournis et cette douleur volcanique, elle a tout de même ressenti le soulagement immense de la délivrance et s’est simplement réjouie de ne plus souffrir. Pour le reste, qu’on la laisse tranquille, et surtout qu’on arrête de lui parler d’un bébé et de vouloir poser cette chose rouge et dégoûtante sur sa poitrine, ils n’avaient qu’à la mettre à la poubelle s’ils n’en voulaient pas.

On ne m’a pas jeté à la poubelle non, enfin pas de cette façon-là. Arrivés au petit hôpital Joseph Imbert au sein du service de maternité qui avait ouvert ses portes quelques années auparavant, Adeline a été bien prise en charge. Elle d’un côté, moi de l’autre, le personnel soignant craignant qu’elle ne me fasse du mal, paraît-il.

Ses parents sont arrivés peu après, pâles et choqués, encore prisonniers de la terreur qu’ils avaient eue de voir leur fille mourir devant eux sur le carrelage en terre cuite de la cuisine. Eux non plus ne savaient rien, en tous cas pas consciemment. Ma grand-mère a juré ses grands dieux qu’elle n’avait rien deviné, tout de même sa petite fille valait mieux que ces graines de vauriennes trop maquillées qui traînaient le soir dans le quartier en compagnie des garçons. Bien sûr elle sortait pour les férias, elle lui soupçonnait même un chagrin amoureux ces derniers temps, tant Adeline lui paraissait morose. Mais ça ! Comment était-ce dieu possible ? Comment leur fille unique avait-elle osé leur faire ça ? Vous noterez que je suis à nouveau chosifié dans cette histoire.

Dès le départ, il a donc été question de savoir qui était le père et ce qu’il fallait faire de l’enfant. Un petit garçon au passage, si ça vous intéresse. Mais ça ne les intéressait pas beaucoup, ni les uns ni les autres. Il était surtout question de camoufler l’événement et de se débarrasser le plus vite possible de l’objet du délit (oui, encore).

Sauf que je vous l’ai dit, Arles est un patelin dans lequel tôt ou tard tout se sait. Tout je vous dis. Alors vous pensez bien qu’une vieille famille provençale n’aurait pas pu cacher bien longtemps pareil scandale, et puis pour une fois que les commères avaient un incident aussi croustillant à se mettre sous la dent ! Heureusement qu’on ne l’avait pas élue reine d’Arles la petite, elle aurait fait une belle ambassadrice de la ville avec son bâtard sous le bras !

Et donc bien évidemment l’événement est arrivé aux oreilles de Johnny. Qui s’est empressé de venir tambouriner aux portes et exiger de voir son fils. Lui au moins était fier de ma venue au monde, ça me console un peu.

Je vous laisse imaginer la tête de mes grands-parents en apprenant que non seulement leur enfant était une fille-mère de seize ans qui fichait en l’air son avenir, mais en plus que la faute avait été commise avec un gitan ! Ils avaient beau être pétris de culture camarguaise et accepter les processions tsiganes rituelles aux Saintes-Maries-de-la-Mer, voir entrer dans leur famille un membre de la population gitane, et pas le meilleur ! a renchéri mon grand-père, c’était autre chose.

Le problème étant que tout leur entourage était désormais au courant de « l’affaire », alors s’ils se débarrassaient de moi en me laissant aux bons soins des services sociaux, ils passeraient à leur tour pour des monstres, ce qu’ils souhaitaient éviter autant que possible.

Durant ces premiers jours de ma vie, cataclysmiques dans la vie d’Adeline et ses parents, la jeunesse et la vigueur de ma mère ont repris peu à peu le dessus. Elle restait toute estourbie de mon arrivée en fanfare, mais le troisième matin de son séjour inopiné à la maternité, elle a demandé à l’infirmière en cornette si elle avait le droit de voir son fils. Adeline était une jeune fille intelligente et sensible, elle avait beau être ignorante de certaines choses de la vie, elle comprenait malgré son jeune âge qu’elle avait tout de même son mot à dire et que si elle ne le disait pas rapidement, elle risquait fort de le regretter plus tard.

C’est dans cet état d’esprit qu’elle m’a enfin accueilli dans ses bras ronds et dorés de jeune fille du sud. Curieuse, émue, apeurée, inquiète et indécise. Qui étais-je pour elle ?

L’émergence de cette maternité précoce était loin d’être évidente. Le seul nouveau-né qu’elle ait jamais approché était celui d’une lointaine cousine marseillaise, et elle ne devait pas avoir plus de huit ans lorsqu’on lui avait posé l’enfant dans les bras avec moult précautions pour la sacro-sainte photo de famille. Elle en gardait un souvenir presque animal, de ce petit être doux et chaud qui miaulait comme un chaton et sentait le lait caillé. Sa fragilité l’avait néanmoins assez bouleversée pour que son petit cœur accélère sous le poids plume de cette humanité concentrée dans ses bras. Elle avait adoré ce moment, il faisait partie de ses trésors cachés.

Aussi, lorsque l’infirmière sérieuse et attentive lui a déposé doucement ce nouveau fardeau sur la poitrine, la sensation primaire de cette fragilité assortie d’un désir immense de protection a émergé en elle. Je ne saurais dire si elle a ressenti à ce moment-là un quelconque instinct maternel, mais en tous cas elle a eu très envie de prendre soin de moi. M’a trouvé beau, parait-il. S’est inquiétée de cette drôle de tâche sous mon œil droit qui devait peu à peu s’estomper, de mon crâne en pain de sucre malmené par cet accouchement inattendu, et puis elle a cessé l’inventaire pour me regarder enfin. Mes yeux étaient alors plongés dans les siens, fixes et graves, attentifs. Ce fût notre premier vrai échange, perdu dans l’eau noire de mon inconscient. Adeline s’est troublée, ses yeux à elle se sont remplis d’eau et elle a demandé d’une petite voix à l’infirmière si j’étais en colère, si je lui en voulais et pourquoi je la regardais comme ça. La soignante a souri et lui a répondu que c’était normal, c’est toujours comme ça la rencontre avec son nouveau-né, il vous a reconnu lui a-t ‘elle dit. Vous êtes sa maman.

Ce fût le mot de trop. Trop d’émotions, de peurs souterraines, d’inconnu. Pour Adeline, une maman ne pouvait être que vieille, raisonnable, mariée, habillée strictement, sérieuse etc etc. Tout ce qu’elle n’était pas, en quelque sorte.

Mais au moment où l’infirmière, affolée par toutes ces larmes, s’apprêtait à me ramener à la nursery, ma mère l’a interpellée d’une pauvre petite voix cassée. Comment s’appelle-t-il ?

On attendait que vous décidiez Mademoiselle.

Appelez-le Alexandre, c’est joli. Et Sylvain comme mon grand-père que j’adorais. Et puis Marie parce que c’est la tradition dans la famille, mes parents seront contents. L’infirmière a acquiescé et s’est empressée de réaliser les formalités de déclaration à la mairie avant que la jeune mère instable ne change d’avis, déjà que les délais étaient courts, ça ferait au moins un problème de réglé.

4

Si les choses en étaient restées là, peut-être que mon histoire aurait été différente. Sûrement même. Mais le jour où ma mère a décidé de me reconnaître et d’épouser Johnny, notre vie à tous a basculé.

Au début, mis à part le conflit majeur entre Adeline et ses parents, ajouté à la mésentente ancestrale entre deux familles qui se détestaient, le – très – jeune couple s’est plutôt bien adapté à cette condition nouvelle de parents mariés. Il faut dire que la communauté gitane est assez aidante à ce niveau-là. Les enfants tombent du ciel et sont accueillis comme tels, de petits anges qui se transforment rapidement en démons tant ils sont vifs et éveillés mais qui dans leurs premières années sont vénérés et élevés par le groupe entier.  

Les parents de Johnny n’étaient pas restés longtemps seuls dans leur HLM miteux. Vite rejoints par deux familles de leur communauté d’origine, qui avaient à leur tour prospéré à qui mieux mieux, c’était tout juste s’ils n’avaient pas rebaptisé l’immeuble à leur nom. C’était leur territoire sur lequel ils exerçaient tous les us et coutumes des gens du voyage qui ne voyagent plus. Peu importait le bruit, les cris, les chansons, les feux de camp dans la cour, sur les balcons, partout où ils le pouvaient ; les pauvres familles voisines n’avaient qu’à s’adapter ou quitter le navire.

Je circulais donc de bras en bras, d’une pièce à l’autre, d’étage en étage, jusqu’à ce que je m’endorme d’épuisement ou qu’une bonne âme daigne me nourrir. Les gitans ne s’embarrassent pas de principes diététiques, si à six mois j’étais capable d’attraper une rondelle de saucisson ou un morceau de fromage entre deux doigts c’est que c’était bon pour moi. Et hop, un souci de moins pour Adeline. La pauvre avait bien d’autres tracas en tête.

Après ces quelques mois bénis où elle a joué à la jeune femme émancipée, loin du joug de ses parents, découvrant avec une ivresse non dissimulée les joies transgressives de cette vie en communauté où tout semblait toujours permis et où l’argent, les vêtements, la nourriture et autres objets de luxe arrivaient d’on ne savait où aux moments les plus inattendus, ma mère a rapidement déchanté.

Au contact rapproché des siens et passée sa fierté de jeune coq pour avoir engrossé sa copine, le jeune Johnny n’a plus tellement regardé Adeline. Devenue officiellement sa compagne pour une vie entière, elle ne l’intéressait plus beaucoup. De jeune beauté inaccessible, elle était passée d’un coup dans le camp des mères sans pour autant en avoir l’aura. La seule mère qu’il voulait bien écouter, c’était la sienne. Après tout, Adeline n’était qu’une gadji dont il avait accepté de sauver l’honneur en l’épousant. Moi je l’amusais un peu plus, mais à part me faire sauter dans ses bras au risque de faire brinqueballer ma cervelle dans mon petit crâne encore tout mou, il s’intéressait assez peu à son fils. Donner le bain, me nourrir, me changer, tout ça c’était une affaire de bonnes femmes. Lui, ce qu’il voulait, c’était gagner sa vie avec les autres, sur le terrain. Adeline ne lui posait pas de questions à ce sujet car il s’énervait rapidement. Sanguin, le jeune Johnny n’aimait pas qu’on l’asticote.

Peu à peu, ma mère s’est étiolée dans son trou à rat. Elle n’avait même pas une chambre à elle, pas de petit coin, aucune affaire qui lui appartienne vraiment. Les moindres aspects de sa vie, de ses pensées, de ses actes, étaient soumis au regard de la communauté. Comme elle ne faisait pas partie de leur monde, Adeline était jugée au moindre faux pas, moquée pour sa maladresse, son déhanché raide au son du flamenco, ses nombreux impairs et son ignorance de coutumes qui paraissaient naturelles à tout le monde sauf à elle.

Il faut dire que sa belle-mère ne lui facilitait pas la tâche. D’humeur changeante, la vieille gitane couvait son fils d’un œil jaloux et trouvait toujours à redire sur la façon dont sa bru occupait ses journées. Lorsqu’elle était de bonne humeur, elle infantilisait Adeline en la traitant comme les nombreuses autres jeunes filles de la communauté et la reprenait sans ménagement sur ses qualités de mère. Elle lui volait sa place auprès de moi en mélangeant les rangs des générations où les grands-mères pouponnaient tandis que leurs ados de filles avaient l’air d’éternelles grandes sœurs auprès de leurs nouveau-nés.

Bref, ce n’était pas la joie. Adeline ne voyait plus du tout ses propres parents et l’austérité de cette éducation qui lui pesait tant a même fini par lui manquer lorsqu’elle tentait désespérément de trouver le sommeil au cours de veillées interminables qui ne semblaient déranger personne sauf elle. Adeline avait grandi dans le calme, elle n’avait pas inscrit en elle le sang chaud de la collectivité, ni l’âme bouillonnante de cette effrayante famille qu’elle venait d’intégrer. Sa jeunesse compensait la fatigue et les difficultés d’adaptation à cette nouvelle vie, mais pour combien de temps ?

La raison pour laquelle elle tenait bon malgré tout, vous vous en doutez ; elle aimait passionnément son fils. Eh oui, ce brin d’amour maternel qui avait jailli dans sa poitrine lorsqu’on avait déposé contre ses seins pleins de lait le petit être chiffonné qu’elle découvrait à peine, ce brin grandissait et s’étoffait de jour en jour, prenait de la puissance, une vigueur étonnante, jusqu’à devenir un arbre profondément enraciné dans la tempête de jours incertains. Privée de ses propres racines, ma mère creusait les miennes avec la rage du désespoir, à mains nues, les ongles souillés de terre et les joues marquées par des sillons de larmes amères ; l’amertume de découvrir que la vie n’était pas si jolie que ça, qu’elle était drôlement abrupte, dure, âpre. Que personne ne la protégeait vraiment, ni dieu ni ange, ni même ses parents. Livrée à elle-même et à la folie tsigane, Adeline se raccrochait tant bien que mal au feu de mes yeux sombres en tentant de retrouver la profondeur de mon premier regard, celui qui l’avait rendue mère dans le creux de ses entrailles.

Cet amour-là était sincère, tendre et authentique. Mais il n’a pas suffi.

5

Nous arrivons dans le dur, la partie sombre de mon histoire. Tout le monde l’abrite, cette noirceur. Vous aussi. Mais chez certains elle est spectaculaire et c’est alors qu’elle fascine, hypnotise et révulse à la fois, comme un miroir grossissant de toutes nos névroses.

Je n’ai pas choisi mes gènes, vous non plus, pourtant nous portons tous le poids de nos origines, les angoisses et les fautes de nos ascendants. Savoir jusqu’à quel point ils nous hantent, c’est une autre histoire. La mienne en tous cas, la voilà, vous en penserez ce que vous voudrez.

Johnny ne rentrait pas tous les soirs retrouver Adeline, il rentrait même de moins en moins. Au début, ma mère s’en offusquait, protestait, et ses reproches volaient comme autant de missiles vers les oreilles de son jeune mari indifférent à cette logorrhée typiquement féminine selon lui. Lorsqu’il était d’humeur joyeuse il se moquait d’elle, les jours plus sombres il repartait aussitôt, incapable de se représenter le quotidien et les besoins d’Adeline qu’il avait pourtant installée ici sans lui laisser d’autre choix possible.

Les mois passant, ma mère s’est mise à sortir un peu, à revoir quelques amies de sa vie d’avant. Elle me confiait alors à l’une de ses nombreuses belles-sœurs, de préférence Sabrina, une brune généreuse qui avait presque le même âge qu’elle, trois enfants accrochés à ses basques et des yeux rieurs. Sabrina était une vraie gentille et une des seules de la communauté à ne pas faire de différence entre ma mère et les autres. Elle la considérait réellement comme une des leurs et Adeline en sa présence goûtait au bonheur apaisant de ne pas se sentir jugée, de s’autoriser à être elle-même.

Les rares sorties de ma mère ne passaient cependant pas inaperçues et elle finit par y renoncer assez rapidement, autant pour échapper aux reproches latents de sa belle-mère que pour ne plus se confronter aux réflexions maladroites et désolées de ses anciennes amies avec lesquelles elle ne partageait au fond plus grand-chose. Ses problématiques familiales et maternelles les ennuyaient à mourir alors qu’elles-mêmes ne pensaient qu’à leur prochain flirt ou aux vêtements qu’elles pourraient se payer grâce à un premier petit boulot dont elles n’étaient pas peu fières. Leur semi indépendance faisait rêver Adeline comme à un monde perdu, un vieux rêve inaccessible et cette sensation devint si désagréable qu’elle préféra couper court en renonçant simplement à les voir.

Elle s’étiolait. Johnny ne s’intéressait à elle que lorsqu’il avait envie d’assouvir une envie pressante, toujours à la va-vite, entre deux portes, sans aucune tendresse. Où étaient les gestes maladroits de leurs débuts ? Où avait-il appris à faire l’amour ainsi, à lui balancer des mots crus, des positions indécentes qui la faisaient rougir le lendemain ? Il se montrait directif et brutal, toujours impatient. Durant ces moments-là Adeline se sentait autant désirée que méprisée et alors un grand vide se creusait dans sa poitrine. Une amertume qui avait le goût de la honte, de plaisirs cachés, sales. Si parfois un désir animal se réveillait lorsqu’il la prenait sans ménagement, une fois l’acte passé elle se sentait invariablement nauséeuse. Et seule. Si profondément seule qu’elle en avait envie de crever. Si je n’avais pas été là, elle se serait probablement enfuie depuis longtemps. Cette vie-là n’était pas digne d’elle. Et puis elle me récupérait de ses bras avides d’amour et de tendresse, elle se fondait dans l’innocence de ma peau douce et enfouissait ses larmes dans les plis de mon cou. Mon odeur de bébé l’apaisait instantanément. Je vous dis qu’elle m’aimait, pour de vrai. Un amour de maman comme dans les livres d’enfant, elle qui en était presque encore une.

Avec le temps une obsession s’était peu à peu emparée d’Adeline. Elle voulait récupérer Johnny, l’avoir à elle toute seule. Quitter la communauté et fonder une vraie petite famille à trois, voilà son rêve de jeune fille qu’elle parvenait enfin à élaborer. Elle en a parlé à son mari, timidement d’abord, avec la peur qu’il se moque d’elle. Puis comme il ne disait rien elle a persévéré. Chaque jour ou presque elle lui lançait une allusion, une envie, une idée de travail qui lui aurait permis de gagner un peu de sous pour payer une caution, une amie qui lui avait parlé de logements sociaux, oh un petit studio ferait l’affaire au début, quand on avait vécu dans un endroit comme celui-ci où tout le monde vivait chez tout le monde, on pouvait bien se contenter d’une seule pièce. On y serait bien, avec de jolis rideaux aux fenêtres et des couleurs chatoyantes, j’ai tant besoin d’un petit coin à moi, lui susurrait-elle.

Je suppose que son jeune âge ne lui a pas permis de déceler à temps la lueur noire qui s’allumait dans les yeux de Johnny chaque fois qu’elle manifestait ses désirs d’indépendance. Il ne disait rien certes, mais il aurait mieux valu. Qu’il la prévienne au moins. Qu’elle sache à quoi s’attendre. Mais non. Il n’a rien dit, il attendait son heure sûrement. Ou plutôt celle de ma mère.

Peut-être a-t-il mal interprété sa demande, peut-être a-t-il cru qu’elle voulait s’enfuir avec moi, qu’en voulant quitter les siens c’était lui qu’elle menaçait d’abandonner ?

Le cerveau un peu primaire de mon géniteur n’a pas cherché à analyser tout cela. Le rôle de la mère, de la famille, tout ça ne le tracassait pas puisqu’il n’y avait qu’une seule façon de voir le monde, la sienne. Point. Et à la limite celle de sa mère à lui mais comme elle partageait son point de vue, ça ne posait pas de problèmes.

Mon premier anniversaire approchait et une grande fête était prévue pour cette occasion. J’ai en ma possession une photo de cette soirée-là, aux couleurs un peu passées, pas tout à fait nette mais suffisamment pour saisir l’atmosphère et les expressions des uns et des autres. Moi je suis tout petit, perdu dans les bras de ma grand-mère, j’ouvre des yeux ronds sur ce monde bruyant et coloré dans lequel je baigne depuis ma naissance. Je n’ai pas l’air inquiet, plutôt curieux et particulièrement sage, comme si je savais qu’il fallait me tenir à carreaux pour ne pas peser plus encore sur les épaules de mes jeunes parents perturbés. C’est une photo de groupe et ils sont chacun à une extrémité du cliché, mon père les bras croisés, l’air arrogant et fier de celui qui se sent à sa place sans être tout à fait assez légitime pour savoir l’imposer naturellement, ma mère plus en retrait, les yeux éteints, le sourire inexistant. Une ombre noire sur le haut de sa pommette droite me laisse penser que Johnny avait déjà commencé à la frapper.

Il est passé directement du silence aux poings, sans intermédiaire. Je pense que c’est là que ma mère aurait dû s’enfuir, quitte à me laisser sur place. Finalement, c’est un peu de ma faute tout ce qui est arrivé. Oui, oui je sais, vous allez me dire que je n’y étais pour rien, que je n’étais qu’un bébé qui n’avait rien demandé et surtout pas à naître dans ces conditions mais voyez-vous ça fait partie des choses qu’on ne maîtrise pas dans la vie. Cette culpabilité-là, aussi inutile soit-elle, je la porte encore.

Ma mère est morte le 8 juillet 1973 sous les coups de mon père.

J’ai été confié à mes grands-parents maternels qui ont réclamé et obtenu une garde exclusive jusqu’à ma majorité.

Ne faites pas cette tête, je vous avais prévenu que vous n’aimeriez pas mon histoire. Maintenant que vous en savez un peu plus sur moi, passons à l’essentiel.

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