Et entendre ton rire

Tome 2 de la série À faire voler nos âmes (tome 1) suivi de Et regarder la vie (tome 3)


Extrait (4 chapitres)

Chapitre 1

Ouagadougou – Burkina Faso, dimanche 13 août 2017 à 21h (heure locale)

Une chaleur moite enveloppe la ville. Clémence se surprend à rêver d’une bonne pluie fraîche, d’un vent léger. Elle aimerait avoir froid de temps en temps, retrouver l’alternance des saisons. Depuis huit mois qu’ils sont arrivés dans ce pays enclavé de l’Afrique de l’Ouest, pas un seul jour elle n’a eu besoin de se couvrir.

Elle se rapproche néanmoins de Mathieu, qui lui serre instinctivement les épaules lorsqu’ils passent devant un groupe d’hommes noirs appuyés contre un mur. Elle n’a plus peur maintenant, elle a appris à connaître les Burkinabés, et même s’ils la dévisagent avec insistance pour percevoir l’extraordinaire éclat de ses yeux bleus, elle sait que la plupart du temps, une grande bienveillance accompagne leurs paroles et leurs gestes envers elle et les autres occidentaux installés dans le coin. Les femmes et les enfants, surtout, lui témoignent une gentillesse hors du commun, ancestrale, profondément humaine.

Dès le début, Clémence a senti qu’elle était à sa place ici, au milieu de ces terres arides. Cette quête éperdue d’elle-même, cette soif jamais étanchée de perfection, d’absolu, ici elles ne la tourmentent plus. Ses angoisses existentielles ont disparu, et la question de son amour pour Mathieu est devenue aussi évidente que l’apaisement de sa soif par une eau claire. Seuls comptent les autres, ceux qui ont besoin d’eux, ceux qui vivent dans le dénuement et la misère, ou simplement qui n’ont pas accès aux soins les plus élémentaires.

Au départ, l’objectif de leur mission était surtout de participer à une grande campagne locale de vaccination dans la province de Kadiogo, au centre du Burkina Faso. Compte tenu des qualifications professionnelles de Mathieu, il lui a été demandé de repérer les enfants atteints de graves pathologies cardiaques et d’organiser leur rapatriement sanitaire en France pour les faire opérer.

Sur place, ils se sont vite rendu compte que les besoins locaux dépassaient largement les soins prévus. Et que leurs moyens étaient dérisoires. Mais peu importe, ils s’adaptent, chaque jour, chaque nuit, et se sentent quoi qu’il arrive récompensés au centuple.

Mathieu se félicite d’avoir eu ce courage de partir, de quitter son petit confort, sa belle maison, ses chères collines, sa femme, ses enfants. Son année 2016, l’année maudite entre toutes, lui aura permis de prendre peut-être la meilleure décision de sa vie. Il regarde amoureusement Clémence serrée tout contre lui. Quelle jeune femme étonnante, courageuse, entière ! Il se sent tellement heureux de l’avoir récupérée, malgré toutes les épreuves qu’ils ont dû traverser. Il lui embrasse doucement la tempe, quand tous deux tressaillent.

L’Avenue Kwame-Nkrumah, bien éclairée par ses lampadaires orange et ses enseignes lumineuses, résonne de bruits inquiétants. Course de motos, coups de fusils… Mathieu et Clémence s’immobilisent non loin de la devanture du Café Capuccino, où ils envisageaient d’aller boire un dernier verre avant de rentrer sur leur base de Boassa.

Des éclairs zèbrent la nuit en même temps que des coups de feu assourdissants se répercutent dans l’artère principale de la ville. De là où ils sont, impossible de comprendre ce qu’il se passe, mais les hurlements qui accompagnent le bruit des tirs glacent les âmes des passants. Le petit groupe d’hommes qui avait regardé passer Clémence et Mathieu deux minutes plus tôt se disperse comme une volée d’oiseaux, des femmes courent en sens inverse du tapage, une expression d’épouvante figeant leurs traits, agrandissant leurs yeux.

Le café Capuccino vient tout juste de rouvrir ses portes après un terrible attentat survenu l’année précédente. La guerre du Sahel, qui oppose les Etats limitrophes du Burkina à des groupes salafistes djihadistes liés à al-Qaïda, est dans tous les esprits. Encore une attaque ?

Mathieu n’a pas le temps de se poser de questions, un instinct primaire lui dit de fuir, vite, loin, de mettre à l’abri la femme qu’il aime, de sauver sa peau. Mais il y a aussi des vies à sauver, là, juste devant ses yeux, à portée de main. Les feux nourris ne cessent pas, il semblerait que la cible des assaillants soit la terrasse du café-restaurant Aziz-Istanbul.

De loin, Mathieu peut apercevoir la silhouette d’un homme armé d’une kalachnikov, puis un deuxième. Après avoir semé la panique parmi les badauds et les clients d’un soir, malheureuses victimes de l’absurdité du monde, les assaillants s’engouffrent dans le restaurant en courant, l’arme au poing.

Clémence est tétanisée. Elle ne pensait pas devoir faire face à cette horreur de si près, ce n’est pas pour ça qu’elle a suivi Mathieu dans cette mission. Elle ne se sent pas l’âme d’une infirmière militaire. Les blessures de guerre, les armes à feu, la violence extrême, ce n’est pas pour elle. Une aide sanitaire, un soutien humain, une aventure extraordinaire, voilà ce qu’elle est venue chercher en Afrique. Et, bien sûr, l’amour de sa vie. Est-ce que tout va s’arrêter ce soir, sous les tirs des kalachnikovs ? Est-ce que son bonheur actuel ne tient qu’à la folie meurtrière et au destin aveugle qui se joue, là, devant ses yeux ? Les siens se remplissent de larmes, des larmes d’effroi, de peur extrême, pour sa vie et celle de Mathieu. Des larmes de colère, aussi, quand elle commence à compter les corps allongés sous les tables.

Mathieu et elle se sont rapprochés, insidieusement, de la scène épouvantable. Ils n’arrivent pas à fuir. C’est leur rôle de soignants d’être là parmi les victimes, en première ligne. Dans un ultime réflexe protecteur, Mathieu tente de convaincre Clémence de l’attendre derrière un camion garé non loin, elle refuse catégoriquement. Hors de question qu’il prenne tous les risques, et qu’elle reste là, dehors, à le regarder se faire tuer ! C’est leur destinée, s’ils doivent en finir cette nuit, ce sera ensemble.

Il n’insiste pas, il connaît maintenant le caractère de Clémence, depuis tous ces mois à vivre côte à côte dans des conditions pour le moins précaires et inconfortables. Au début, c’est surtout le manque d’hygiène qui les a déroutés. L’habitude de prendre une douche tous les jours, de changer de vêtements, de sentir bon… Ils ont dû revoir leurs exigences, s’acclimater, s’adapter le plus rapidement possible à cette nouvelle vie tellement insolite et différente de tout ce qu’ils avaient connu jusqu’alors ! Sans compter leur relation, toute neuve elle aussi, qui prend ses racines dans un environnement si particulier. Elle serait sûrement différente s’ils étaient restés en France, elle n’aurait peut-être même jamais commencé.

Lorsque Mathieu a annoncé à Clémence son départ en mission humanitaire, il a d’abord craint qu’elle ne le rejette. Sa décision immédiate de le suivre l’a rempli de joie, mais il ne pensait pas qu’elle donnerait réellement suite, qu’elle quitterait tout pour lui, presque sur un coup de tête. Il sait aussi que son soutien lors du dérapage extrême de Julia a été déterminant dans la genèse de leur relation. Elle a alors compris qu’il n’était pas seulement ce médecin brillant mis en examen pour harcèlement sexuel… et que derrière tous ces errements se cachait un autre homme. Si seulement elle savait à quel point son rôle a été capital dans l’émergence de ce nouveau Mathieu ! Il ne sait pas trop s’il est complètement guéri de l’ancien, si ses ambitions ne vont pas ressurgir un jour, et avec elles ses vieux démons… Pour le moment, leur histoire est suffisamment belle, riche, exceptionnelle pour le nourrir et soigner ses déceptions passées. Il s’en tient à cela.

L’odeur du fer et du sang les prend à la gorge quand ils s’approchent des corps étendus à terre. Ça sent la mort, l’enfer n’est pas loin. Pour la première fois de leur vie, le médecin et l’infirmière sont confrontés à un carnage, une scène d’horreur. Clémence se concentre sur les yeux des victimes quand elle leur parle, pour ceux qui sont encore en vie. Ne pas regarder ces blessures terribles, contre lesquelles elle ne peut rien, ou presque, sans matériel. Ils fabriquent des garrots de fortune, éloignent les morts des vivants, courbés en avant, presque à genoux, dans l’espoir d’éviter les balles qui risquent à tout moment de les atteindre. Une peur animale étreint la gorge de Clémence, elle se rend compte qu’elle craint autant pour sa vie que pour celle de Mathieu.

Elle lève les yeux vers lui, son repère, son amour. Elle l’a choisi, et elle accepte tous les recoins de son âme complexe. Elle sait de quoi il est capable, dans tous les sens du terme, et elle prend le risque. D’aimer, fort, et de s’y perdre aussi. Pour la première fois de sa vie, elle accepte de se jeter à corps perdu dans une histoire d’amour, elle remet une partie de son destin entre ses mains, elle se sent enfin un peu vulnérable. Son cœur n’est plus cette forteresse imprenable, Mathieu y est entré et a tout bouleversé.

Chapitre 2.

Cazevieille, dans le Sud de la France, lundi 14 août 2017 à 13h

– Paul ! Viens voir, vite !

Le ton de voix de Julia est pressant, affolé. Son mari accourt, le visage inquiet. Depuis l’année dernière il garde en lui cette légère angoisse de toujours devoir se préparer au pire, même s’il sait que tout est rentré dans l’ordre et que l’irrationnel ne fait désormais plus partie de leur vie.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

Julia a les yeux rivés sur le poste de télévision, elle lui fait signe de se taire avec un doigt posé sur la bouche. Paul comprend vite les raisons de son inquiétude, et les partage aussitôt. La présentatrice du journal télévisé relate d’un ton neutre qu’un violent attentat a été perpétré au Burkina Faso la veille au soir. Un point rouge sur la carte virtuelle indique la ville de Ouagadougou, et les images captent la terreur inspirée aux habitants par ce déchaînement de violence absurde, vain, révoltant.

– Il faut que j’appelle l’association tout de suite, je n’arrive pas à joindre Clémence !

Julia s’énerve, panique. Son amie est en danger, et Paul sait à quel point elle compte pour elle, depuis ce fameux soir où elle et Mathieu ont pris tous les risques pour lui éviter le pire. La reconnaissance qu’elle éprouve à leur encontre est à la mesure de sa vulnérabilité. Mais si elle se sent encore dépendante d’eux, de ses sentiments, de Paul, elle entrevoit tout de même la lumière, le bout du tunnel. Ses anti-dépresseurs ont été massivement diminués, elle a repris goût à la vie, et ne veut pas risquer de perdre ce cadeau précieux, cette seconde chance. Elle a l’impression que si on lui vole ceux qui l’ont ramenée à la surface, elle replongera avec eux dans les ténèbres. Paul le sait aussi, et sa fébrilité dans l’attente des nouvelles de Clémence et Mathieu est presque aussi grande que celle de sa femme. Il sait ce qu’il leur doit.

La lente renaissance de Julia s’est faite en douceur, dans une acceptation réciproque de leurs torts, de leurs excès. Rétrospectivement, il s’en veut toujours un peu de l’avoir trompée, d’avoir cru possible un avenir sans elle, auprès d’une autre femme, d’un enfant qui n’était pas le sien, et d’avoir eu l’espoir malgré tout de fonder une famille. Mais il reste lucide, et avec le recul il sait aussi qu’il s’agissait pour lui d’une réaction de survie. L’éblouissement momentané qu’il a éprouvé dans les bras d’Agathe lui a permis de ne pas plonger avec Julia dans sa folie destructrice. Il s’est alors éloigné d’elle, jusqu’à la perdre presque totalement.

Aujourd’hui il ressent une certaine fierté de constater que leur couple a pu traverser ces épreuves. Il ne sait pas encore s’ils en sont sortis plus forts ou plus fragiles, l’avenir le dira, mais en tous cas ils ont des projets, dont certains déjà partiellement réalisés.

Julia n’a jamais repris le travail après son passage à l’acte de l’été précédent. Elle a obtenu un congé longue maladie, puis une mise en disponibilité, à sa demande. Même si son geste n’avait pas été ébruité alors, grâce à l’action conjointe et magnifiquement efficace de Clémence et Mathieu, retourner auprès des enfants, dans le même service, lui était tout simplement impossible.

Et puis sur ce terreau de printemps une idée a germé, timide d’abord, fragile comme une pousse délicate, qu’il a fallu apprivoiser, arroser précieusement, entretenir… avant de constater que les racines étaient plus solides que prévu, et que la graine avait pris. Paul et Julia ont renoncé à l’adoption, mais pas à l’idée d’ouvrir leur cœur à d’autres enfants. Puisque cela n’était plus possible pour Julia par le biais de son travail, ils ont décidé d’accueillir les enfants chez eux.

Une fois que la décision a été validée par son psychiatre, Julia a entamé des démarches pour être assistante familiale, ou plus communément famille d’accueil. Puisqu’elle ne sera jamais mère, elle apportera à tous ces enfants massacrés ce qu’elle a de mieux en elle, sa douceur, son affection, des soins dévoués et attentifs. Elle pourra enfin se consacrer à leur bien-être, agir un tout petit peu pour tenter de restaurer ce qui peut l’être, et sûrement aussi combler ce désir d’enfant en elle, colmater les brèches, réparer les fissures.

Plus jamais elle ne veut se pencher sur cet abîme entraperçu, ces fils tendus au-dessus du vide dans les méandres de sa folie. Lâcher prise à ce moment-là aurait signifié son arrêt de mort, son internement définitif. Même si elle reste dépendante de quelques médicaments, sa vie psychique est saine, sagement reliée à la réalité. Elle doit simplement s’habituer à ces périodes de vide, de vacance intérieure, d’angoisse même parfois, qui la font un peu vaciller. Paul les reconnaît aussi, ces moments-là, maintenant, et il tente de les apprivoiser avec elle.

Leurs relations ont bien changé depuis la fausse couche de Julia, les non-dits qui existaient alors entre eux, les espérances vaines, le manque de communication vraie… Tout cela s’est transformé en échanges authentiques, en silences pleins, parfois douloureux, mais où la conscience de l’autre reste acquise. Il n’y a plus d’abandon sauvage, plus de laissé-pour-compte, plus de masque d’hypocrisie où chacun fait semblant de ne pas voir la douleur de l’autre. Ils affrontent, ensemble, les aléas et les vicissitudes de leur quotidien sans enfants. Sans enfants, mais pas sans avenir, et c’est le plus important.

Au moment même où ils ont entamé leurs premières démarches, ils ont décidé de déménager. Pour ne plus jamais rentrer dans cette salle de bains, fouler le carrelage blanc hanté par le sang, cette flaque sombre qu’il a fallu nettoyer, le lendemain… Paul se voit encore en train de frotter, ses larmes se mêlant au sang séché, l’odeur âcre qui l’avait alors pris à la gorge. Et puis aussi pour tourner une page, définitivement ils l’espèrent, sur ce chapitre si douloureux de leur vie commune.

Emménager à la campagne les a un peu désarçonnés, au début, leurs habitudes des commodités urbaines étant acquises depuis longtemps. Mais ils se sont dit aussi que pour les enfants, ça serait mieux. Quel que soit l’âge des petits qu’ils doivent accueillir, qu’ils soient adolescents ou nourrissons, l’air des vignes et de la garrigue au pied du Pic Saint Loup sera toujours plus apaisant que l’effervescence et la fumée des pots d’échappement du centre-ville.

Et puis un jour, le dossier a été validé, les compétences de Julia reconnues. Étant déjà infirmière puéricultrice, elle a pu obtenir une dispense de formation, et un agrément rapide.

Avec l’accord de Paul, qui reste instituteur à plein temps, elle a demandé à accueillir des enfants entre trois et huit ans. C’est une tranche d’âge qu’elle aimait bien accompagner, à l’hôpital, celle où ils sont encore tendres mais plein d’intelligence, vifs, souvent drôles, et lucides pour la plupart. Les enfants ne se dérobent pas à la vie ni à la maladie. Ils affrontent comme ils peuvent les difficultés qui se présentent à eux, avec les bagages que leurs parents leur ont donné à la naissance, ou pas. Tout cela, Julia le sait, le connaît par cœur. Depuis toutes ces années qu’elle accompagne les familles, elle devine même avant eux les obstacles qu’ils vont devoir surmonter, et selon les profils rencontrés elle pressent aussi quels mécanismes ils tenteront de mettre en place.

Elle sait comment interpréter la détresse des enfants abandonnés, maltraités, laissés pour compte. Un excès d’affection chez un tout petit l’inquiètera autant qu’une absence de pleurs chez un nourrisson. Ceux-là surtout la bouleversent. Les bébés qui ne pleurent pas. Ça n’existe pas, dans la vraie vie, si ? Ces bébés-là ne réclament rien, car ils savent déjà que personne ne leur répondra, et ils se font le plus petit possible pour se faire oublier, disparaître dans le néant qu’ils viennent tout juste de quitter. Ceux-là, Julia ne se sent pas encore prête à les accueillir.

L’Aide Sociale à l’Enfance, la fameuse ASE, l’a contactée avant-hier pour la prévenir qu’elle allait recevoir un enfant, le premier donc, d’ici une dizaine de jours. Une petite fille de sept ans, Alice, victime de violences familiales, qui a dû être éloignée de son domicile en urgence. Elle est en foyer pour l’instant, Julia n’en sait pas plus. Elle se sent à la fois stressée et profondément heureuse à la perspective de cet accueil, même si ce soir son cœur se serre d’angoisse.

Elle aimerait tant avoir de bonnes nouvelles de ses amis. La décision de Clémence de tout quitter ne l’a pas tant surprise que ça, au fond. Elle savait que la jeune femme était profondément amoureuse de Mathieu, et que malgré le comportement pour le moins controversé de ce dernier, elle n’avait pas renoncé à lui, pas complètement. Elle regrette juste de ne plus la voir autrement que par Skype, par bribes, quand elle en a le temps.

Ce soir, c’est silence radio, elle reste injoignable. Le numéro vert mis à disposition des proches par les autorités est saturé. Julia se heurte au répondeur des bureaux de l’ONG, et son cœur défaille d’angoisse car elle sait que le couple a pour habitude de sortir à Ouagadougou, surtout le week-end.

Et s’ils étaient là, eux aussi, au mauvais endroit, au mauvais moment ? Le bilan provisoire fait état d’une quinzaine de morts et d’une multitude de blessés, dont les nationalités ne sont pas encore confirmées, malheureusement. On sait seulement que les deux assaillants ont été abattus, et que l’attentat n’est pas encore revendiqué. Paul ricane, amer.

– Non revendiqué, tu parles, comme si on ne savait pas déjà d’où ça venait. Ces djihadistes… des sous-hommes, pire que des animaux, encore l’EI qui est là-dessous, évidemment…

Paul soupire violemment, le regard noir, impuissant, malheureux. Lui, profondément pacifiste et humaniste, ne sait plus comment réagir face à ce déferlement de haine, de bêtise crasse, de cruauté sans nom. Et dire qu’ils osent revendiquer la religion ! Paul n’est pas croyant, mais il respecte les convictions religieuses de ses congénères, il aime la diversité culturelle de ses élèves, tant que tout se passe dans la tolérance et l’acceptation des croyances de chacun.

Le plus dur dans tout cela reste ce sentiment d’inutilité, ce désarroi face aux images qui tournent en boucle sur les écrans, ces jugements lancés à l’emporte-pièce que les coupables n’entendront jamais, et quand bien même ils les entendraient, ne se les attribueront pas. La folie meurtrière, l’endoctrinement, la destruction… Pourquoi ? Plus rien n’a de sens, quand on commence à y réfléchir. Et hier soir, ce sont des proches qui ont peut-être été touchés. Des humains partis là-bas pour prendre soin d’autres humains, quelle triste blague. C’est révoltant, indigne, indicible.

Chapitre 3.

Maison d’enfants Les Lucioles, à Montpellier, lundi 14 août 2017 à 20h

Alice ouvre grand les yeux dans le noir, son doudou serré bien fort contre elle. Elle respire un peu vite, parce qu’elle n’aime pas ce moment où on éteint les lumières. D’un seul coup, les ombres grandissent, les bruits s’amplifient. Hier soir, elle est presque sûre d’avoir entendu des pas sur le vieux parquet, tout près de son lit. Elle a eu tellement peur qu’elle en a ressenti des picotements sur sa tête, et a failli faire pipi dans son pyjama. Elle ne dort pas seule dans cette chambre, il y a une autre fillette qui essaie de trouver le sommeil, elle aussi. Alice ne sait plus comment elle s’appelle, et puis elle s’en fiche un peu. Elle la trouve bizarre cette petite fille, elle lui fait peur. La nuit, depuis trois jours qu’elle est ici, elle pousse de grands cris qui réveillent tout le monde, et la dame qui les surveille râle à chaque fois.

– Tu vas arrêter de crier, oui ? Tout va bien je te dis, tu es en sécurité, ici. Chut, chut, calme-toi, allez…

Et puis elle finit toujours par l’emmener avec elle, pour qu’Alice et les autres puissent se rendormir. Mais la plupart du temps il lui faut un temps infini pour y parvenir, et le matin quand elle se réveille ses yeux sont tout collés de sommeil.

De toute façon, elle n’a plus beaucoup de repères depuis qu’elle est ici. Son quotidien s’est fracturé un matin, quand des gens inconnus et des gendarmes sont venus à sa maison, et l’ont emmenée seule dans une voiture, en lui parlant tout doucement. Elle ne comprenait rien à ce qu’ils lui disaient, sa tête était tout embrouillée par les cris de sa mère, et puis elle avait si peur.

Un peu plus tard, une autre dame lui a ramené son doudou et quelques vêtements dans son petit sac à dos Hello Kitty. Alors elle a compris qu’elle était partie pour de bon de la maison, et qu’elle ne reverrait peut-être pas sa maman avant longtemps. Alice a l’habitude de ne pas se faire remarquer quand elle se sent menacée, aussi elle s’est recroquevillée sur une chaise en attendant de comprendre un peu mieux ce qui lui arrivait. Ses grands yeux se sont mis à scruter son environnement, à observer les gens, les objets, même les odeurs. Tout est différent de chez elle, ici.

Plusieurs personnes sont venues à tour de rôle lui parler, lui dire comment elles s’appelaient. Alice a bien vu qu’elles lui souriaient, qu’elles n’étaient pas menaçantes ni en colère, mais elles s’adressaient à elle comme si elle était malade, ou très petite, alors elle avait encore plus peur.

Qu’avait-elle donc fait de mal pour qu’on l’isole ainsi, pour qu’on l’empêche de retourner à sa maison ? Les questions tourbillonnaient dans sa tête sans même qu’elle parvienne à les formuler, à assembler un début de raisonnement. Ses pensées n’accrochaient rien, et flottaient dans son cerveau comme des nuages de fumée.

Elle ressent la même chose, ce soir, dans son petit lit dur. Pourvu qu’elle ne fasse pas de cauchemar, toujours le même, celui où une espèce de loup géant la poursuit avec un grand couteau dans une forêt digne de celle de Blanche-Neige, des yeux brillants cachés partout dans les fourrés. Alice frissonne. Elle enfouit le nez dans son doudou en cherchant l’odeur de sa mère. Elle se sent tellement seule, perdue. Des larmes perlent au coin de ses yeux, et roulent doucement sur ses tempes, créant un petit sillage frais et mouillé jusqu’à ses oreilles. Elle renifle. Pleurer ne sert à rien, quand personne n’est là pour vous consoler.

Les bons jours, sa mère le voyait tout de suite, qu’elle pleurait, et elle la prenait sur ses genoux ou lui donnait un petit gâteau. Alice savait que dans ces moments-là, elle pouvait compter sur sa maman pour la protéger. Quand elle était en forme, Anthony ne pouvait pas lui faire de mal. C’est quand elle dormait beaucoup qu’il lui faisait le plus peur, parce qu’alors elle était seule, sans défense face aux menaces, aux coups qui pleuvaient d’un coup, sans qu’elle sache pourquoi. C’est pour ça qu’elle a appris à faire le moins de bruit possible, pour disparaître, s’effacer en cas de danger.

Quand elle parvient à rester cachée et silencieuse, normalement on la laisse tranquille. Alors elle ne comprend pas ce que tous ces adultes attendent d’elle, ici. Chaque jour, ils viennent la chercher, lui posent des questions, veulent jouer avec elle, la faire dessiner. Mais Alice ne veut rien de tout ça. Tout ce qu’elle aimerait, c’est retrouver sa mère, même endormie, et sa petite chambre.

Le lendemain matin, encore une fois Alice peine à ouvrir les yeux. Durant quelques secondes, elle cherche à comprendre où elle est, ce qu’elle fait dans cette petite pièce impersonnelle. Ce ne sont pas ses affaires, ni ses livres, ni son armoire. Les dessins au mur ne lui appartiennent pas, et elle ne connaît pas non plus les enfants qui les ont réalisés. Néanmoins, elle commence à s’habituer à certains d’entre eux. Celui qui est accroché juste en face de son lit, par exemple, à sa hauteur. Il représente un arc-en-ciel gigantesque, aux contours un peu maladroits mais dont les couleurs explosives retiennent l’attention. Alice l’aime bien, surtout les petites étoiles dessinées tout autour.

Une nouvelle dame vient la chercher pour prendre son petit déjeuner. Elle a l’impression que ce ne sont jamais les mêmes personnes qui s’occupent d’elle, et ça l’embête un peu parce que du coup, elle n’ose pas leur parler. Elle a mis presque six mois avant d’oser demander à sa maîtresse la permission d’aller aux toilettes, alors des gens qu’elle n’a jamais vu ! Ne pas faire de bruit, ne pas parler, bouger le moins possible, c’est comme ça qu’elle assure sa sécurité, surtout en territoire inconnu, donc potentiellement hostile.

– Allez Alice, dépêche-toi un petit peu, tout le monde a déjà déjeuné en bas. Tu as mal dormi, non ? C’est à cause de Kenza, elle t’a encore réveillée ?

Alice ne sait pas qui est Kenza, sûrement la petite fille qui dort avec elle dans cette chambre, mais elle n’en est pas sûre, alors elle garde les yeux baissés.

– Est-ce qu’un jour tu vas te remettre à parler ? Il faudrait qu’on apprenne à se connaître, tu ne crois pas ?

– …

– Tu te souviens comment je m’appelle ?

– …

– Je m’appelle Géraldine. Je te l’ai dit avant-hier. Tu m’as oubliée ?

La dame sourit avec ses yeux, elle a l’air gentille. Mais Alice ne sait pas quoi lui dire, alors elle se concentre pour boucler ses lacets.

Géraldine lui prend la main gentiment pour l’accompagner jusqu’au réfectoire. Tous ces couloirs, ces escaliers gris et moches, ces odeurs bizarres. Alice voudrait bien prendre son petit déjeuner chez elle, avec ses céréales habituelles. Ici, il n’y a que du pain, du beurre et de la confiture. Ça ne lui plaît pas beaucoup, mais ce matin elle a faim, alors elle accepte les tartines qui se présentent devant elle.

– Ça fait plaisir de te voir manger, sourit la dame. Tu es si légère, on dirait que tu vas t’envoler !

Alice s’imagine en train de voler dans le ciel, avec les oiseaux, et sourit légèrement. Elle boit son chocolat chaud, repose le bol un peu maladroitement et le renverse sur la table en voulant s’essuyer la bouche en même temps. Éclats de rire moqueurs, sifflets, les autres enfants s’en donnent à cœur joie. Alice se recroqueville à nouveau sur sa chaise, ne pas faire de bruit, se faire oublier, disparaître, vite. Elle n’a plus faim et baisse les yeux, les mains sur ses genoux.

Géraldine gronde les autres enfants, et lui dit que ce n’est pas grave. Si c’était arrivé à la maison avec Anthony, elle aurait déjà reçu une belle correction. Pour ce genre de bêtise, il pouvait la punir toute une journée, et même plus encore. Alice attend la réprimande, qui ne vient toujours pas. Elle reste crispée sur sa chaise jusqu’à ce qu’une autre dame vienne la chercher pour aller jouer dehors.

Deux grandes filles viennent vers elle, main dans la main.

– Tu veux jouer avec nous, il manque quelqu’un pour touche-touche ?

– …

– Tu comprends ce qu’on te dit ?

– T’es bizarre, reprend l’autre. Pourquoi tu parles jamais ?

– Elle est peut-être pas française ? Mon père dit que les étrangers ils comprennent rien.

– Ben si elle s’appelle Alice, c’est français !

Les deux fillettes semblent hésiter, partagées entre leur curiosité et une envie un peu honteuse de pousser dans ses retranchements leur congénère silencieuse, quitte à la bousculer un peu. Géraldine apparaît dans leur champ de vision, alors elles s’éclipsent rapidement en pouffant de rire.

– Ça va Alice, elles ne t’ont pas embêtée ?

– …

– Bon, reste avec moi si tu veux. Je dois préparer une chambre pour un nouveau, tu viens ?

Sans un mot, Alice la suit comme son ombre toute la journée. Géraldine la laisse faire, elle a l’habitude de ces enfants muets, terrorisés. Elle ne lui pose plus de questions et la prend juste par la main de temps en temps, pour lui signifier qu’elle n’est pas toute seule.

Alice n’a toujours pas envie de parler à cette gentille dame. Elle sait maintenant que ses intentions envers elle ne sont pas dangereuses, puisqu’elle a pris sa défense plusieurs fois au cours de la journée, mais elle ne voit tout simplement pas ce qu’elle aurait à lui dire. Et puis ça fait si longtemps qu’elle n’a pas ouvert la bouche pour autre chose que manger ou boire, elle a l’impression de ne plus savoir comment on fait. Comme si elle avait toujours été muette.

S’effacer, disparaître, sans faire de bruit. C’est toujours mieux que prendre des coups.

Chapitre 4.

Base de Boassa – Burkina Faso, mercredi 16 août 2017 à 6h (heure locale)

Les premières lueurs de l’aube dévoilent au monde des terres rouges et sèches qui semblent s’étendre à l’infini, sans le moindre relief à l’horizon. La brousse, quelques arbres, des buissons, et le silence, parfois interrompu par le vol coloré d’un amarante rouge ou d’un guêpier arc-en-ciel.

Ce sont les poules qui réveillent Clémence en sursaut. Elles passent et repassent devant sa case, à la recherche d’un grain de maïs oublié, quelques poussins dans leur sillage. Lorsque le coq commence à chanter, la jeune femme sait qu’elle ne se rendormira pas. L’élevage de poules pondeuses représente une vraie richesse pour les Burkinabés, d’ailleurs certains membres de l’Association Planète Cœur Afrique sont directement affectés à cette mission d’éducation. Ils apprennent aux habitants des villages à soigner leurs poules et à en tirer un revenu.

Mathieu se tourne vers elle en soupirant. Son beau visage semble crispé dans le sommeil. Depuis l’attentat de l’Aziz-Istanbul, de nombreux cauchemars entrecoupent ses nuits, et Clémence ne sait plus comment le rassurer. Il s’en veut terriblement de l’avoir mise en danger, parle même de rentrer en France, de tout arrêter.

Dimanche soir, au plus fort de l’attaque terroriste, Clémence a fini par oublier le danger de mort qu’elle courait. Obnubilée par les victimes, par leurs blessures de guerre qu’elle ne savait pas comment prendre en charge, elle s’est jetée dans ce combat perdu d’avance. C’est Mathieu qui l’a retenue de s’exposer plus encore, au moins jusqu’à l’arrivée des forces spéciales. Quand les assaillants se sont retranchés dans les étages du bâtiment, le médecin et l’infirmière ont pu enfin se rendre vraiment utiles, allant même jusqu’à accompagner les équipes soignantes à l’hôpital Yalgado pour les soutenir dans la prise en charge des victimes.

L’assaut a pris fin vers quatre heures du matin. Dix-neuf morts et vingt-deux blessés. Mutilés, terrorisés, traumatisés à vie. Depuis trois jours, les Burkinabés sont blessés dans leur chair et dans leur âme. Le Pays des Hommes Intègres souffre, et le deuil national décrété par le président Kaboré ne fait que confirmer le ressenti des autochtones.

Clémence se sent cabossée depuis cette nuit d’horreur, comme passée à tabac, courbaturée de l’intérieur. Paradoxalement, elle aime encore plus ce pays. Elle veut rester ici, absolument. Elle veut préparer le tô, cette mixture infâme de farine de mil et d’eau, qu’elle a appris à aimer puisque de toute façon, au quotidien, il n’y a que ça ou presque ! Elle veut parcourir les pistes de terre rouge à moto, affronter les tempêtes de sable, apprendre aux enfants à lire, et surtout se nourrir des relations tellement vraies, essentielles, profondément humaines, qu’elle a nouées ici depuis qu’ils sont arrivés. Pas un seul jour ne passe sans qu’elle ou Mathieu ne reçoive un signe d’amitié, de sympathie ou d’affection de la part d’un homme, d’une femme ou d’un enfant du pays, qui n’ont rien et qui leur offrent tout.

Clémence a rapidement confié à Mathieu qu’elle était tombée amoureuse du Burkina, et qu’elle voulait absolument prolonger leur mission, prévue initialement pour six mois. Avec l’accord de l’ONG, ils ont signé pour quelques mois supplémentaires, sans engagement à long terme toutefois. Mathieu ne se sent pas prêt à envisager une installation dans ce pays, si différent du sien. Bien sûr, il est heureux avec Clémence, il aime aussi l’authenticité des rapports avec ses patients, et puis ce sentiment d’utilité absolue si gratifiant, unique ! Mais il reste lucide. Plus âgé que Clémence, il se fait peut-être moins d’illusions. Il rêve moins, ou à moins long terme. Il se sent encore tellement fragile, vacillant après ce reniement de lui-même de l’année dernière. Parfois il se demande ce qu’il se passerait si un grand hôpital le recontactait. Il n’irait pas jusqu’à faire la démarche de lui-même, pas pour le moment en tous cas, mais au fond de lui il sait qu’il n’est pas complètement clair. Cet attentat ignoble et tous les dangers potentiels qu’il imagine maintenant lui fournissent un prétexte tout trouvé pour rentrer, refermer la parenthèse africaine de sa vie.

Il émerge doucement du sommeil, l’esprit encore embrumé par des images oniriques sans queue ni tête, quand il sent le corps chaud de Clémence se coller contre le sien. Il la hume les yeux fermés, se presse contre elle, impatient, plein d’un désir qui semble vouloir ne jamais se tarir. Leur complémentarité physique l’émerveille encore. Malgré les nombreuses expériences qu’il a pu accumuler dans ce domaine, jamais il n’a eu de partenaire aussi ajustée à ses propres désirs, presque animale dans la manifestation de son envie de lui. Sa réceptivité, son avidité à recevoir ses caresses l’enchante autant qu’elle l’émerveille. Le grain de sa peau frémit toujours au contact de la sienne, et ce matin quand il s’allonge sur elle lourdement, elle s’abandonne, encore et encore, à ses assauts tendres et appuyés.

Le regard flouté, une mèche devant les yeux, elle le regarde amoureusement avant de recouvrir sa poitrine nue d’un drap léger. Un sourire tendre étire les commissures de ses lèvres, et quand il lui pose un doigt sur la bouche elle le mord doucement, comme un jeune chat joueur. Il ne se lasse pas de ses yeux… Si clairs et brillants dans la semi-obscurité de leur petite case, comment fait-elle ?

– Tu es si fraîche, même après une nuit agitée… moi j’ai tellement mal dormi, encore une fois. Je t’ai beaucoup réveillée, non ?

– Deux fois, mais je me suis rendormie facilement. Tu m’as fait un peu peur.

– Pourquoi ?

– Tu as poussé un grand cri, et même quand je t’ai secoué, tu ne te réveillais pas ! Tu t’en souviens, de ces cauchemars ?

– Je ressens juste une espèce d’angoisse là, au creux du ventre.

Il pointe son doigt sur son thorax. Elle se rapproche de lui et prend sa tête entre ses mains, tendrement.

– Mon amour, j’aimerais tellement pouvoir t’aider. Tu sais que la cellule de crise est encore ouverte ?

– Je n’ai pas envie de parler de tout ça avec un psy, franchement. C’est pour toi que j’ai peur Clémence, tu le sais très bien.

– Ne t’en fais pas ! Tu risques ta peau autant que moi, je te signale.

– Ne te vexe pas, mon amour… j’ai peur parce que c’est moi qui suis à l’origine de ton départ, alors s’il t’arrivait quoi que ce soit…

– Mais c’est pareil pour moi Mathieu. Sans toi, qu’est-ce que je deviendrais ici, maintenant ?

Clémence frissonne, ne pas penser à ça, surtout pas. Ce risque d’aimer, elle l’a pris sans prévoir tout ce que cela impliquait, pour elle, pour sa survie intime. Depuis l’amour de sa mère qu’elle a cherché toute son enfance, et auquel elle a fini par renoncer, en tous cas sous la forme que celle-ci lui proposait, la jeune femme n’a plus jamais éprouvé cet élan plein, entier, presque démesuré, de tout son être vers un autre qu’elle-même. Cette altérité la terrorise parce qu’elle ne la maîtrise pas, elle qui a depuis toujours ce besoin viscéral de tout contrôler. Et en même temps, maintenant qu’elle a plongé, un retour en arrière lui semble impossible, inimaginable. Perdre Mathieu serait comme l’amputer d’une partie d’elle-même, sa moitié, son complément, son avenir, aussi.

Elle ne sait pas trop si elle aime tant le Burkina pour ce qu’il est ou bien parce qu’elle y vit cet amour si fort, puissant, inédit pour elle. Elle n’a pas envie d’y penser. Elle voudrait juste que leur vie continue exactement de la même manière, en symbiose complète avec celui qu’elle a choisi, en accord avec ses valeurs. Elle a l’impression d’être au centre de son existence, parfaitement à sa place. Cet équilibre est nouveau, précieux, il n’y a pas de raison pour qu’on lui vole tout ça. Elle a beau avoir été au cœur de l’attaque terroriste de dimanche soir, elle ne peut s’empêcher de se croire à l’abri, invulnérable, un peu comme la pensée magique des enfants qui se retranchent dans un monde où tout reste possible. Ce n’est tellement pas elle, cette façon de penser, de voir le monde ! Mais voilà, la métamorphose a eu lieu. C’est comme ça.

Elle se niche encore dans le cou de Mathieu, profite de ces instants volés dans la chaleur naissante d’un nouveau jour, se repaît de son odeur, de sa peau si douce, sensuelle. Elle l’aime tant ! C’est inimaginable d’aimer quelqu’un à ce point. Est-elle folle, inconsciente, ou juste amoureuse ? Elle sourit intérieurement. C’est si bon, en tous cas.

Lorsqu’ils sortent de l’enceinte du centre médical, les femmes sont déjà en train de faire la lessive. Les jambes droites, le dos penché en avant, elles frottent leur linge énergiquement dans des bassines en fer blanc. Clémence les admire, elles sont si résistantes, fortes ! Elle-même pourtant jeune et en pleine forme, s’épuise à suivre leur rythme. Elle y réfléchit même à deux fois avant de changer de tee-shirt maintenant, en pensant à ce moment où il faudra se pencher sur l’eau savonneuse, sans s’accroupir surtout, sinon elle se fait reprendre par les mères de famille, qui se moquent d’elle gentiment.

– Et alors, lui demande souvent Minata, t’es pas encore mariée avec le beau docteur ? Qu’est-ce que tu attends ?

– J’ai le temps, Minata, je suis jeune !

– Ta ta ta ma jolie, il faut que tu te maries ! Et les enfants alors, tu dois y penser aussi, hé ?

Elle part alors d’un grand éclat de rire, et la pousse joyeusement de la hanche. Ses vêtements colorés reflètent bien son caractère entier, sa joie de vivre. Clémence adore Minata, avec elle rien n’a d’importance, rien n’est grave. Sa bonne humeur contagieuse se propage d’une femme à l’autre jusqu’à ce que tout le monde se sente heureux d’être là, avec les autres, tout simplement.

Il nous faut tellement plus pour nous sentir bien, dans nos grandes villes, songe Clémence. Pourquoi a-t-on perdu le sens de ces joies simples du partage, des échanges doux et apaisants avec autrui ?

Le soir, souvent, les habitants du village se rejoignent, par petits groupes spontanés, autour d’un minuscule feu sur lequel on chauffe de l’eau pour le thé. Parfois, on ne parle presque pas, et le silence est bon alors, quand il est partagé. D’autres fois, il semblerait que les étoiles elles-mêmes participent au bonheur des humains, à leurs rires puissants, à leurs blagues, aux histoires et autres contes qui montent vers le ciel en même temps que la fumée du petit feu de camp. Instants bénis des dieux, parenthèses d’humanité.

Une chaleur envahit Clémence, bien sûr qu’elle veut prolonger le rêve, malgré les risques, les attentats, la violence, aussi, qui peut surgir d’un seul coup et embraser les villageois. Leurs nombreuses croyances, convictions, et la peur de ce qu’ils ne comprennent pas, les poussent parfois à adopter des comportements contre lesquels se battent les membres de l’ONG.

La stigmatisation des femmes atteintes du VIH en est un exemple parmi d’autres. Clémence a appris à les connaître, à les apprécier. Elle vient souvent les voir, sous prétexte d’aider l’infirmière en place à préparer les piluliers et gérer les stocks de médicaments, mais en fait elle passe surtout beaucoup de temps à discuter avec elles, à confronter leurs vies avec son point de vue d’occidentale. Leur histoire cabossée la ramène à l’essentiel, toujours. C’est pour ça qu’ici, elle éprouve cette sensation un peu grisante de s’être enfin débarrassée du superflu, par nécessité, aussi naturellement qu’elle mange, dort, boit et respire, pour ne garder que le meilleur. Clémence comprend enfin qu’elle aussi a besoin des autres pour être heureuse. Et ils le lui rendent bien.

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