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Lors de son retour en France il y a trois ans, Clémence est devenue maman. L’adoption d’Ayana au Burkina Faso, suivie d’une grossesse surprise, ont marqué le début d’une aventure d’un autre genre pour elle et Mathieu.
Profondément amoureux et ne songeant plus qu’à tisser leur bonheur au fil des jours, ils n’étaient pas préparés au chaos dans lequel une épreuve terrible allait brutalement les plonger.
De son côté, la petite Alice a bien grandi et surmonte tant bien que mal les tourments de l’adolescence malgré un passé envahissant.
Entre résilience et promesse d’avenir, ces héros discrets et courageux ouvrent un cheminement possible vers de meilleurs lendemains… et regardent la vie, avec force et détermination.
NB : il s’agit du tome 3 de la série À faire voler nos âmes (tome 1) suivi de Et entendre ton rire (tome 2).
Extrait (5 chapitres)
PROLOGUE
Il fait froid ce matin-là. Le ciel est blanc comme s’il allait neiger, l’air sec est glacial. Les personnes présentes se serrent les unes contre les autres pour un ultime aurevoir ; certaines pleurent discrètement, les yeux baissés, le nez enfoui dans un mouchoir délicatement tenu par des mains gantées de laine. Les visages sont dignes, sérieux, concentrés.
Elle se retourne pour contempler la foule. Les silhouettes claires flottent au-delà de son regard embué, il y en a tant ! Elles ondulent au son des paroles du prêtre. Quelques discrets raclements de gorge, un reniflement, un soupir, guère plus malgré les dizaines et les dizaines de têtes alignées derrière elle, sûrement plus d’une centaine. Deux cents ?
Ce soutien silencieux est si précieux dans la tourmente. Par leur seule présence, tous ces gens viennent soutenir sa peine, porter ce lourd chagrin avec elle, crier leur solidarité et manifester à quel point la mort d’un être encore jeune semble injuste et dénuée de sens.
Un jour peut-être, elle acceptera cette nouvelle épreuve.
En attendant, il faut vivre. Et regarder devant.
1
Clémence se crispe en toquant à la porte. Elle connaît par cœur les points d’usure de la poignée de cuivre, les traces de griffures sur l’encadrement en bois laissées par les nombreux chiens adoptés par sa mère lorsqu’elle était petite, ceux pour qui celle-ci semblait avoir plus de tendresse que pour sa propre fille, ceux qu’elle appelait « mon bébé, mon cœur », alors qu’elle-même n’avait droit qu’à son prénom, ou la gamine, la môme.
Le paillasson est élimé, on devine un ancien Bienvenue à moitié effacé par le temps et les frottements hargneux de semelles souillées par la terre du jardinet non entretenu qui encercle le modeste pavillon ; petits cailloux, graviers, poussière ou gadoue selon les saisons. Jamais de fleurs, ça demande trop d’entretien. Clémence détestait jouer dans ce petit carré triste qui puait les déjections canines quand elle était enfant, elle n’osait pas non plus inviter ses amies, elle avait trop honte, et puis sa mère pouvait être si cassante parfois, si désagréable. Elle préférait séduire les mamans de ses copines pour qu’elles l’invitent à venir prendre le goûter dans leur jolie cuisine qui sentait bon le propre.
Elle en met du temps à répondre. La jeune femme se penche vers le battant et dirige sa main vers la poignée lorsque celle-ci s’abaisse enfin. Un premier essai maladroit, puis un deuxième, et enfin une petite voix fluette qui réchauffe instantanément le cœur de Clémence.
– Maman !
– Ma chérie, tu m’as manqué…
La petite fille se jette dans les bras de sa mère, la déséquilibrant par sa fougue et sa joie de la retrouver. Elle presse si fort sa petite tête contre son giron que Clémence saisit doucement son menton pour voir ses yeux. Ils sont secs et rieurs. Elle soupire, soulagée. Que craint-elle donc si fort ? Sa mère s’est toujours très bien comportée avec la fillette, en tous cas en sa présence.
Momentanément rassurée, elle pousse la porte et pénètre dans ces lieux si familiers qu’elle en a presque la nausée. Elle ne sait toujours pas pourquoi elle tient tant à restaurer ce lien ancien avec sa mère. Elle avait pourtant réussi à couper les ponts depuis de nombreuses années, sans culpabiliser ou presque, et se libérer de cette emprise l’avait alors profondément soulagée, même si on ne guérit pas de cette absence-là. Avoir une mère, ne pas en avoir…
C’est au moment de l’adoption plénière d’Ayana qu’elle a décidé de renouer avec la sienne. Un élan sincère, irréfléchi. Sur le coup elle avait presque regretté, mais la voix tremblante de sa génitrice au téléphone l’avait convaincue de poursuivre, de rester. Elle avait l’air d’avoir beaucoup vieilli et semblait très émue d’avoir droit à cette seconde chance qu’elle n’espérait plus.
Lorsqu’elle a appris que Clémence allait devenir mère, ça a d’abord été un choc. Il faut dire qu’elle ignorait tout de sa vie d’alors, et la surprise était de taille ; en effet sa fille ne lui annonçait pas l’arrivée d’un petit-enfant, mais de deux, d’un seul coup ou presque. Elle s’était efforcée de camoufler le mieux possible sa déception en apprenant que l’aînée était une petite africaine, une noire dans la famille, quelle drôle d’idée. Il lui semblait alors impensable de l’envisager comme sa petite-fille.
Et puis un jour elle a rencontré ce bébé à la peau si sombre, tout droit venu de son Burkina Faso natal. Quelle beauté, quelle merveille ! Elle qui n’avait pour ainsi dire jamais mis les pieds hors de son département, est littéralement tombée en amour de ce petit être solaire, qui l’a charmée au premier regard, au premier sourire.
Il faut dire qu’Ayana sait y faire, c’est la reine de l’entourloupe comme dit sa mère en riant. Elle a beau n’avoir que cinq ans, elle met tout le monde dans sa poche, ses parents les premiers. Et sa grand-mère, n’en parlons pas ! Le rire de cette enfant est si contagieux qu’il est très difficile de la réprimander en gardant son sang-froid, alors on s’esclaffe avec elle, de toute façon ses bêtises ne sont jamais bien graves et puis il est si doux de s’occuper d’un enfant sans en avoir la charge. Devenir grand-mère n’était pas un rêve pour cette femme qui refusait de vieillir et traquait la fuite de sa beauté en maudissant les lois de la pesanteur devant son miroir tous les matins. Mais alors qu’elle imposait à Clémence la lourde mission de reprendre le flambeau de cette jeunesse éclatante qui lui échappait inexorablement, avec sa petite-fille elle se sent libre, affranchie de tous les carcans dans lesquels elle s’enfermait lorsqu’elle était plus jeune. Elle n’est pas idiote, elle sait que sa fille lui en veut pour toutes ces années de contraintes et de critiques permanentes. Mais elle ne regrette rien. Si Clémence est aujourd’hui aussi belle et exigeante, c’est sûrement grâce à elle.
– Tu as l’air fatiguée.
– Non maman je vais bien, c’est juste ma tête de tous les jours.
– Ne le prends pas mal, je te connais. Ces cernes sous les yeux, ça veut dire qu…
– Que je ne me suis pas maquillée, tout simplement, la coupe Clémence sèchement.
– Un petit coup de blush ça prend trente secondes et ça illumine tout de suite le visage, je te l’ai assez dit pourtant.
La jeune femme se retient pour ne pas rabrouer sa mère. Elle ne changera donc jamais ?
Depuis sa mission humanitaire au Burkina, Clémence a pris l’habitude de ne presque plus se maquiller, elle se plait comme ça, au naturel. Malgré les années de silence et l’ignorance dans laquelle sa mère se trouvait de sa vie personnelle et professionnelle, ainsi que tous les questionnements qui auraient pu surgir à propos de sa nouvelle maternité, lorsqu’elles se sont revues ça a été l’une des premières réflexions qu’elle lui a faites. Tiens, tu ne te maquilles plus ? Petite question anodine que Mathieu n’avait même pas entendue, mais qui est restée gravée dans le cœur de Clémence tant elle la renvoyait à un passé détestable.
Elle a choisi de passer outre, mais sa mère ne peut pas s’empêcher de remettre ça sur le tapis dès qu’elle en a l’occasion. Obnubilée par l’image et la perfection d’un physique qu’elle n’a plus, elle refuse de voir sa fille lâcher la rampe à son tour. Clémence sait qu’elle a gardé tous ses trophées, toutes les coupes et les médailles des concours de beauté et des castings qu’elle a passés lorsqu’elle était enfant, toutes les photos, les publicités… Tristes reliques.
Jamais elle n’imposera ça à sa fille. D’ailleurs Ayana se contrefiche de ses vêtements et de son apparence ; tant qu’elle peut courir, sauter et grimper aux arbres, c’est tout ce qui lui importe.
Ayana… petite fleur des sables, si tendre et volcanique à la fois… Jamais Clémence n’oubliera le jour de leur première rencontre. Elle était si jeune alors, si amoureuse. Ce n’est pas si loin pourtant, à peine quelques années, mais elle se sent tellement plus vieille aujourd’hui, plus mature ! Il lui semble qu’elle avait encore tout à découvrir à cette époque-là, et en un sens ce n’est pas faux.
Dès sa première nuit sur la base de Boassa, elle avait su que les liens l’unissant au Burkina seraient puissants ; jamais cependant elle n’avait imaginé découvrir la maternité sur ces terres rouges et arides. Hermétique à tout projet de grossesse même après son coup de foudre pour Mathieu, c’est la confiance absolue d’Ayana et la complicité qu’elles ont rapidement tissée toutes les deux qui lui ont permis de s’ouvrir à ces sentiments inédits, à cette urgence d’aimer un être vulnérable qui dépendait d’elle pour sa survie. Ayana pesait moins de deux kilos lorsqu’elle l’a vue pour la toute première fois, dans les bras de sa jeune maman mourante. À force de soins et d’amour, Clémence l’a faite grandir et s’épanouir, depuis les berceaux d’Afrique jusqu’à sa petite chambre en ville, ici à Montpellier. Tout ne s’est pas fait sans heurts, mais à partir du moment où le premier couple d’adoptants s’était rétracté, il avait semblé qu’une large route s’ouvrait devant eux, comme si des panneaux lumineux leur confirmaient qu’ils étaient tous au bon endroit. Mathieu, Clémence, Ayana.
La naissance d’une famille.
2
– Alice, tu es prête ?
– J’arrive maman, t’inquiète ! Je réponds juste à un message.
Julia soupire et lance un regard faussement exaspéré en direction de son mari, qui lui sourit en retour. Paul ne change guère avec les années ; doux, patient, tendre. Il s’est révélé un père exceptionnel avec Alice, une fois compris et intégré par celle-ci que le seul point commun de Paul avec son ex-beau-père était le fait d’être un représentant du sexe masculin. La violence, l’alcool, la négligence… tout cela n’appartenait qu’à Anthony, cet homme défaillant que sa mère malade avait choisi pour partager sa vie et sa maison.
Alice ne parle pas de son passé. Ni avec ses parents adoptifs, ni avec la psychologue qu’elle continue de voir une fois par mois, à la demande des services sociaux. Son parcours reste atypique, ses souffrances précoces aussi. D’ailleurs Julia se demande parfois si un jour elle devra lui révéler comment sa mère est morte, ou alors faut-il attendre qu’elle leur pose la question ? Elle espère secrètement que la psychologue aborde tous ces sujets avec elle.
Depuis qu’Alice parle et mange à nouveau, grâce à sa rencontre avec la merveilleuse Ayana, Paul et Julia ont l’impression que la vie leur sourit enfin pour de bon. Renonçant à son nouveau statut d’assistante familiale, que Julia avait pourtant souhaité si fort après la perte précoce de ses bébés in utéro, le couple a préféré se consacrer entièrement à cette petite fille tombée du ciel. Alice n’ayant plus de famille, ils se sont positionnés pour l’adoption, et malgré le caractère singulier de leur démarche, tout est allé relativement vite.
Alice et Ayana ont eu de nouveaux parents au cours de la même année, pour le plus grand bonheur de Clémence et Julia, dont les liens déjà forts s’en sont encore trouvés resserrés. Les fillettes s’adorent malgré la différence d’âge, Alice se comportant comme une grande sœur avec cette cadette qui lui en fait voir de toutes les couleurs.
Une cavalcade dans les escaliers, un éclair blond précédé d’un tourbillon de poils gris, zou ! Alice et Platon déboulent enfin dans le salon. La jeune fille serre son gros chat dans ses bras fins et le laisse filer. Excité par la course, il dérape et s’enfuit sans demander son reste. Paul, la main sur la poignée de la porte d’entrée, secoue ses clés de voiture en direction d’Alice pour marquer son impatience.
– Alors, c’est bon ?
– Oui ! On va où déjà ?
– On déjeune en ville avec Clémence et Ayana, tu as oublié ?
– Ah trop bien ! Je pensais que c’était demain… attends alors, il faut que j’aille chercher le dessin que j’ai fait pour ma petite Yaya, il est fini, elle va l’adorer !
– Alice tu exagères, on va être en retard !
Il proteste pour la forme car en vrai, ils sont plutôt en avance. Mais Paul déteste les imprévus, les risques de bouchons, les touristes grouillant en cette saison d’été, et puis il aime prendre son temps. La ponctualité est la politesse des rois, rappelle-t-il souvent, et Alice se moque de lui. Elle qui rasait les murs lors de sa première année parmi eux, voilà qu’elle en deviendrait presque insolente tant elle se sent à l’aise ! Mais elle reste si douce, si tendre par ailleurs, qu’ils se gardent bien de lui faire la moindre réflexion, surtout Julia. Paul garde ses réflexes d’instituteur, il reprend souvent la fillette sur les bonnes manières et sa façon de s’exprimer, mais son épouse au cœur tendre a bien du mal à poser un cadre. Ils ont attendu si longtemps avant d’être enfin parents, avant d’entendre ces mots bénis, papa, maman, résonner à leurs oreilles… Ils ont tellement souffert lors de cette année maudite où Julia a fait une fausse couche, perdant leurs triplés, et perdant la tête en même temps, momentanément fort heureusement, mais quand même, ils y pensent encore souvent, surtout elle. Quel cauchemar.
En revanche, ils ont toujours répondu sincèrement à toutes les questions d’Alice. Lorsque celle-ci s’est enfin remise à parler après sa longue période mutique liée à son stress post-traumatique, elle s’est intéressée à eux. Elle a voulu comprendre comment Julia avait perdu ses bébés, pourquoi ils n’en avaient jamais eu d’autres. Ils lui ont expliqué leur parcours avec des mots simples, sincères. Le premier « maman » adressé à Julia date de ce jour. Ils se sont choisis et acceptés dans leur malheur, leur vie cabossée, leurs pertes et leurs abandons. Ils ont décidé que ça suffisait, tout ce chagrin.
Alice a encore quelques souvenirs de sa vraie mère, la première, celle qui l’a mise au monde et lui a donné ses premiers repères. Une ombre tendre qui sentait la cigarette et qui dormait beaucoup, qui riait parfois, qui la câlinait. Mais qui ne savait ni la protéger des coups d’Anthony, ni assurer son quotidien. Lorsqu’elle cuvait ses médicaments, il pouvait se passer de longues heures, parfois même des jours entiers, avant que la petite Alice n’avale enfin un repas chaud. Sans parler de ses vêtements trop petits, de ses draps souillés, de ses retards récurrents en classe… Alice ne se souvient pas de tous ces manquements, mais elle n’a jamais oublié la violence. Depuis qu’elle vit chez Paul et Julia, grâce à Platon qui partage toutes ses nuits avec elle, les cauchemars se sont espacés, mais n’ont pas disparu. Selon les situations vécues au collège, les difficultés du quotidien, l’angoisse ressurgit. Sans nom, sans objet, elle diffuse un mal-être, une anxiété qui se propage dans sa poitrine et dans son cœur sans qu’elle ne puisse rien y faire, à part attendre que ça passe. Dans ces moments-là, elle rechigne à demander de l’aide. Qui pourrait comprendre ce qu’elle vit, alors qu’elle-même n’arrive même pas à mettre de mots sur ce qu’elle ressent ?
La vie est douce pourtant avec Paul et Julia. La maison sent toujours bon, ils ne crient pas, rient souvent, lui offrent tout ce dont elle a besoin, parfois même au-delà de ses rêves. Alice mesure sa chance, alors elle culpabilise de ne pas se sentir heureuse en permanence. Elle refoule les accès de haine qui la submergent parfois au point qu’elle a l’impression d’étouffer sous sa petite couette fleurie qui sent bon la lessive. Au collège, certains élèves se cachent pour fumer dans les sanitaires, et laissent traîner de vieux mégots sous la cuvette des toilettes. Un jour où Alice se sentait mal, déprimée sans savoir pourquoi, elle a attrapé un de ces mégots et l’a reniflé en le collant à ses narines. Puis elle l’a porté à ses lèvres. L’odeur pourtant écœurante de tabac froid lui a fait du bien. Elle se sentait réconfortée malgré la culpabilité et la honte qui ont suivi son geste incongru. Depuis, elle recherche la compagnie des gens qui fument et renifle discrètement leur sillage, comme une droguée en manque.
Ces épisodes ne durent pas, mais ils existent. Tout comme le passé d’Alice, qu’elle ne peut effacer d’un coup de baguette magique, même si certains jours elle a l’impression d’avoir toujours été la fille de Paul et Julia.
La brèche créée dans sa petite enfance n’est pas colmatée, et ne pourra sans doute jamais l’être. C’est pourquoi aussi elle se sent si proche de la petite Ayana. Au-delà de sa fascination pour ce bébé du bout du monde, le premier jour où elle l’a tenue dans ses bras, ce fût un univers extraordinaire qui s’ouvrait à elle. Ce poupon joyeux dont elle connaissait l’histoire lui transmettait une vérité qu’elle avait oubliée : on avait le droit d’être heureux même si on avait perdu sa maman.
3
Julia trépigne dans la voiture. Qu’est-ce que Clémence peut bien avoir à leur annoncer de si important ? Même à elle, elle n’a rien voulu dire par téléphone. Paul la taquine.
– Une vraie gamine, tu n’as aucune patience !
– Clémence est comme ma sœur, je m’inquiète un peu, c’est tout.
– Si c’était grave, elle n’attendrait pas un déjeuner en famille devant les enfants pour t’en parler…
– Je ne suis plus une enfant ! s’indigne Alice.
– Ma chérie, je te rappelle que tu n’as que treize ans.
– Et ?
– Et tu n’es pas encore une adulte.
– En fait j’en ai marre que vous me traitiez comme si j’avais l’âge d’Ayana.
– Tu sais très bien que ce n’est pas le cas.
– Quand il s’agit de sujets importants, vous me tenez toujours à l’écart.
– Alice ! C’est complètement faux. Pourquoi dis-tu ça ?
– Je sais pas. Parfois j’ai l’impression que vous me cachez des choses.
Paul et Julia échangent un regard interloqué. Profitant d’un feu rouge, Paul se retourne pour scruter les yeux d’Alice et la lueur qu’il y surprend le met mal à l’aise. Malgré son mutisme d’alors, la fillette qui n’en est effectivement plus une lui semblait plus transparente que cette adolescente boudeuse dont l’humeur de plus en plus changeante le laisse perplexe.
Julia le rassure lorsqu’ils sont seuls. Elle grandit, ses hormones la travaillent, et puis elle se questionne sûrement sur son identité. Entre un père inconnu et les troubles mentaux de sa mère, elle a de quoi cogiter. Et là-dessus, elle n’est pas en retard, fait souvent remarquer Paul. Il a détecté très tôt chez cette enfant blessée une hypersensibilité associée à une grande intelligence qui ne font qu’exacerber les difficultés existentielles que peut éprouver n’importe quel ado.
C’est cependant la première fois qu’Alice leur reproche de lui cacher des choses. Intrigué, il tente de sonder la jeune fille.
– Tu sais Alice, parfois les parents ont besoin de parler de sujets qui ne regardent pas leurs enfants. C’est comme ça dans toutes les familles et ça ne veut pas dire qu’on dissimule la vérité.
– Tu me parles vraiment comme si j’avais six ans.
C’est presque un chuchotement. Il y a tant de tristesse dans sa voix que la gorge de Julia se serre. Depuis la rentrée d’Alice en quatrième, le cours tranquille de leur vie se mue en un torrent imprévisible. Certains jours l’eau est calme, claire comme un ruisseau de montagne, d’autres au contraire le courant gronde, mugit et saute d’un rocher à l’autre, sans que personne ne comprenne bien pourquoi. Au fond d’elle-même, Julia sent que les bouleversements hormonaux n’expliquent pas tout. Alice est réglée depuis deux ans ; de petite fille sauvage, elle se transforme en jeune fille tranquille. En apparence. Sous les eaux calmes, un feu couve.
Lorsque Paul tente à nouveau de se justifier, Alice fourre ses écouteurs dans ses oreilles et laisse son regard errer au loin. La pluie qui ruisselle sur le pare-brise rappelle à Julia ce jour lointain où elle avait dû conduire la petite Alice jusqu’à la psychologue de l’Aide Sociale à l’Enfance afin que cette dernière lui annonce la mort de sa maman. Quelle épreuve, quelle atroce sensation elle avait eue alors de l’emmener à l’abattoir. De fait, cela avait été un massacre. Heureusement qu’elle avait pu rester avec elle, de toute façon la petite fille se cramponnait à son manteau et n’avait accepté de suivre la professionnelle que parce que Julia était présente. Cette confiance l’avait bouleversée. Elle s’était sentie importante, unique même dans la vie de cette enfant qui la voyait comme un ultime rempart contre les agressions du monde. Elle comptait pour elle. Elles s’étaient apprivoisées, comme le renard et la rose dans l’histoire du Petit Prince qu’elle lui lisait alors tous les soirs.
– Ça va ?
La voix douce de Paul la ramène à leur réalité. La pluie cesse de tomber, ils sont arrivés.
Alice sort de la voiture comme si de rien n’était, le nuage est passé. Joyeuse, elle range son téléphone et prend Julia par le bras. Elle est toujours heureuse de retrouver Ayana. À son arrivée en France, elle s’est beaucoup occupée d’elle, sous la tendre vigilance de Clémence. Son retour à la vie est intimement lié à cette enfant, et malgré un quotidien plutôt dense pour les deux familles, il ne se passe pas une semaine sans qu’elles parviennent à se retrouver, d’une manière ou d’une autre.
– Mamou, puisqu’on passe en ville, tu ne voudrais pas qu’on regarde pour mon pantalon ?
Alice aime bien ce qualificatif tendre pour Julia, une sorte de maman personnalisé qui n’appartient qu’à elle. Il y a tant de silences entre elles, tant d’amour non exprimé directement, par pudeur, peur de blesser l’autre, par conflit de loyauté avec les origines d’Alice…
– On le commandera sur internet ma chérie, dès ce soir si tu veux.
– Okay.
La jeune fille n’écoute déjà plus, les yeux rivés sur son portable. Elle a reçu une rafale de messages qui l’absorberont jusqu’à ce qu’ils parviennent en bas de l’immeuble de Clémence.
Celle-ci leur ouvre la porte, souriante malgré ses sourcils froncés, une cuillère en bois à la main. Ayana surgit tel un diable derrière elle et se jette dans les bras d’Alice qui éclate de rire.
– Ma Yaya ! Tu m’as manqué…
Elle la fait tournoyer autour d’elle dans les airs avec autant de facilité que s’il s’agissait d’une plume, Ayana est si frêle pour son âge. Elle n’a jamais vraiment rattrapé son retard de croissance, en partie à cause de sa maladie, mais hormis les rares moments où elle fait une poussée inflammatoire, sa vigueur et son énergie surpassent celles de son entourage.
– Je t’ai fait le dessin que tu m’avais demandé. Regarde, il te plaît ?
– Oh, il est trop beau ! Regarde maman, regarde !
Clémence saisit le croquis et arrondit sa bouche d’étonnement.
– Tu es surprenante Alice, c’est splendide. Toujours pas de cours de dessin ?
– Elle ne veut pas, soupire Julia.
– Je préfère inventer et faire ce que je veux.
– En même temps, quand on voit le résultat, tu n’as pas besoin de te justifier. Ce lionceau est tout simplement éblouissant. On va le faire encadrer et tu choisiras où l’accrocher ma princesse, d’accord ?
– Oh oui ! Au-dessus de mon lit, comme ça je le verrai tous les soirs et il m’aidera à m’endormir.
Alice sourit. Lui revient en mémoire le dessin d’un arc-en-ciel auquel elle se raccrochait dans une petite chambre impersonnelle qu’elle partageait avec une autre fillette terrorisée, juste avant d’arriver chez Paul et Julia. Elle a peu de souvenirs de cette période de chaos, parfois ils surviennent sans prévenir, comme maintenant, et la laissent vaguement nauséeuse.
Julia l’observe du coin de l’œil. Elle a senti que son humeur tournait à nouveau. Pour donner le change, Alice prend Ayana dans ses bras et l’emmène dans sa chambre en courant. Leurs rires résonnent dans l’appartement lumineux. Les adultes se regardent, sourient. Le bonheur tient à si peu de choses, parfois.
4
– Alors ? Comment vas-tu ma grande ?
Paul et Julia s’installent dans la cuisine, avec Clémence. Pas de chichis, ils sont une grande famille et se reçoivent les uns les autres avec la simplicité que cela induit. Par habitude, Julia prend la cuillère des mains de Clémence et soulève le couvercle de la casserole.
– Hum, ça sent bon. Curry ?
– Presque ! En vrai, je ne sais même pas ce que j’ai cuisiné. Il me restait encore des épices de mon dernier voyage, je crois bien que c’est du columbo mais je n’en suis pas sûre.
– Tant que tu ne cherches pas à nous empoisonner, tout me va, la taquine Paul.
– Seulement toi, pour la peine. Je verserai une poudre que m’a donnée Minata dans ton assiette dès que tu auras le dos tourné, ça te détendra avec tes élèves !
– Ça c’est un coup bas.
Ils rient. Paul a une classe difficile cette année, un petit groupe d’enfants mène le jeu et domine les autres, sans aucune bienveillance. Tout ce qu’il déteste.
– Cela dit, si tu as un truc pour les faire se tenir tranquille, ni vu ni connu je me faufile à la cantine…
– Tu te ferais prendre, intervient Julia. Allez, trêve de plaisanterie, tu m’as fait comprendre que tu voulais nous parler de quelque chose d’important aujourd’hui Clémence. C’est à propos de la petite ?
– Non, elle va très bien depuis sa dernière hospitalisation. J’ai repris les consignes avec la cantine, ils vont mieux la surveiller.
– C’est la moindre des choses, grogne Paul. Tu aurais pu porter plainte.
– Pour qu’ils la prennent en grippe ? Non, je préfère miser sur la confiance, Ayana a bien compris aussi je crois.
– Elle mangeait des desserts en douce, c’est ça ?
– Gâteaux, bonbons, frites… tout ce qui lui est interdit en cas de poussée. Elle a tellement souffert, j’en étais malade.
– Oui je me souviens. Si seulement elle avait une forme moins sévère de cette fichue maladie.
– Si c’était le cas, je n’aurais pas pu l’adopter, alors c’est un mal pour un bien. Plus elle va grandir, mieux elle va gérer, j’en suis sûre.
– C’est une guerrière notre petite Ayana.
– Comme toutes les femmes Burkinabé. C’est pour ça que je voulais vous voir, mes amis. Les derniers membres de l’association humanitaire dont je faisais partie vont être rapatriés sous peu. La situation là-bas est dramatique. J’ai hésité un moment à y retourner pour apporter mon aide mais avec Ayana, je n’ai pas le droit de prendre un quelconque risque…
– L’école que j’aidais a quadruplé ses effectifs, intervient Paul. Malheureusement, j’ai l’impression que tous nos envois sont interceptés. La maîtresse fait la classe à cent cinquante enfants assis par terre sous une tente où il fait cinquante degrés, sans cahiers ni crayons.
– Si seulement c’était le seul problème… le Sahel est en feu, les premiers attentats terroristes qui nous avaient fait fuir il y a cinq ans se sont multipliés, mais ça vous le savez.
Paul et Julia hochent tristement la tête. Ils n’ont été qu’une seule fois au Burkina, accompagnés de Mathieu, pour rejoindre Clémence qui dépérissait et désespérait de ne pouvoir s’occuper d’Ayana comme elle le souhaitait. La situation commençait déjà à sérieusement se dégrader, mais ce n’était encore rien au regard des violences actuelles que les populations locales subissent. Au centre et au nord du pays affluent sans cesse des centaines de milliers de personnes déplacées ; des réfugiés des pays limitrophes comme le Mali, mais aussi des Burkinabés qui fuient en masse la terreur que sèment les groupes armés non étatiques qui tuent, pillent et dévastent le pays. Ce sont majoritairement des femmes et des enfants qui doivent s’échapper à travers la brousse, à pied ou en cariole, sans bagages ou presque tant l’urgence est absolue. Ils veulent juste sauver leur vie.
La gorge serrée, Clémence se souvient de l’embuscade qui a coûté la vie à l’un d’entre eux. Le chirurgien Philippe qui s’était interposé lorsque leurs agresseurs sont devenus plus menaçants a finalement été exécuté, après avoir été l’otage des terroristes durant presque deux ans. Cet événement avait été décisif pour leur avenir dans ce pays ; Mathieu n’avait même plus eu besoin de justifier sa décision de revenir en France tant la menace était devenue réelle et incontrôlable. Clémence en avait été déchirée ; laisser Ayana lui paraissait alors insurmontable, d’ailleurs elle était revenue la chercher, sans Mathieu.
– Notre ancienne base de Boassa a été attaquée il y a deux jours. Le fils de Minata a été tué. Un groupe a débarqué à moto, en pleine nuit, ils ont tout brûlé, violé les femmes qui ne se sont pas enfuies à temps, tué les hommes présents qui ont tenté de s’interposer… c’est un cataclysme qui s’est abattu sur nos amis. Je suis dévastée pour eux.
Clémence qui se contenait jusque-là s’effondre dans les bras de Julia.
– Ma Minata, tu sais combien elle compte pour moi… elle a perdu son enfant. Julia, elle a perdu son enfant…
– Là, chut… je sais, c’est terrible.
Julia berce doucement sa jeune amie. Que faire ? Aucune parole ne pourra adoucir le sentiment d’injustice qui les envahit. Elle se souvient de l’accueil qui leur avait été réservé le soir de leur arrivée, à Boassa. Des feux de joie, un banquet, de la musique, tant d’allégresse et de gentillesse ! Comment de tels massacres peuvent-ils anéantir ces populations si pacifiques sans aucune impunité ?
– Tu en as parlé devant Ayana ?
– Non, pas du tout, j’essaie de la préserver de tout ça. J’attendais de vous voir mais j’aimerais faire une proposition à Minata et j’aurais peut-être besoin de votre aide. Vous savez combien je suis reliée à ce pays, au-delà de ma fille c’est une partie de mon cœur qui est restée là-bas.
– Oui, répond timidement Julia, on sait. Qu’est-ce qu’on peut faire pour toi ?
– Je voudrais proposer mon aide à ceux qui veulent se réfugier en France. Puisque Minata a perdu son fils, puisqu’elle n’a plus rien qui la retient, plus de maison, je vais lui demander de venir vivre ici. Je n’ai pas de nouvelles d’Hawa et sa famille non plus, mais s’ils sont encore en vie je leur ferai la même proposition.
Paul ne peut s’empêcher de jeter un regard circulaire autour de lui. Clémence capte son expression dubitative et anticipe sa réaction.
– Ne vous inquiétez pas, je n’envisage pas de tous les héberger chez moi. Seulement Minata. Mais pour les autres, il doit y avoir tant de démarches à accomplir, je suppose qu’il faut trouver des familles d’accueil volontaires pour…
– Tu peux compter sur nous.
La réponse de Julia a fusé. Paul lui jette un regard en coin, enlève ses lunettes, les remet sur son nez et sourit gravement.
– Bien sûr. S’il faut héberger temporairement des personnes en détresse, nous nous proposerons.
– On pourrait monter une association ?
– Ou rallier celles qui existent déjà.
Clémence les regarde tour à tour, les larmes aux yeux.
– Je savais que je pouvais vous faire confiance.
Julia qui s’était assise se relève brusquement.
– Ce n’est pas une raison pour laisser brûler ton curry ou je ne sais quoi qui sent si bon ! Allez, à table !
5
Mathieu repose doucement son téléphone sur son bureau, stupéfait. Il hésite à réécouter le message tant son contenu le laisse pantois. Il a dû mal comprendre, sa fille avait une voix bizarre, peut-être qu’elle avait simplement trop bu ? Non, ça lui ressemble si peu, elle si réservée, si sage, presque mystérieuse. Il est vrai qu’il ne lui a jamais connu de petit copain, de près ou de loin, mais de là à imaginer… Tout d’un coup, il pense à la famille de son ex-femme, aux idées si conservatrices, et il tremble pour Léa. Elle va se faire massacrer. Déjà qu’elle n’a pas suivi le chemin traditionnel de la médecine, si en plus elle révèle ce qu’elle vient de lui annoncer…
Quelle idée de déposer ces révélations sur sa messagerie, ils s’étaient pourtant rapprochés depuis le divorce, enfin surtout depuis sa mise à pied de l’hôpital et son départ pour l’Afrique. Voir leur père chuter de son piédestal et endosser le rôle de médecin humanitaire avait fait beaucoup de bien à ses enfants.
Après quelques errements, Théo a fini par marcher sur les traces de ses parents et grands-parents ; il a réussi son concours d’entrée à la faculté de médecine, et demandé aussitôt son transfert sur Lyon pour ne pas subir durant son futur internat l’opprobre qui avait entaché le nom de son père l’année précédente. Le monde est petit et rempli de gens malveillants, lui avait alors confirmé ce dernier, il vaut mieux que tu partes loin d’ici, dans un monde où tu seras le premier de ta lignée à faire médecine. Invente ton parcours loin de nous, je serai toujours fier de toi. C’est à peu de choses près les mots qui avaient ému son fils le jour de son départ. Ils s’étaient serrés fort dans les bras, et malgré l’éloignement ainsi qu’un emploi du temps ultra serré pour l’un et l’autre, le fil ne s’est jamais rompu. Ils s’appellent régulièrement, souvent pour un avis que Mathieu prend à cœur de lui donner le plus sérieusement possible. Il n’a jamais oublié le drame qui a touché Bastien, ce jeune interne dont il avait la responsabilité et qui a tenté de se suicider pour une erreur jugée fatale sur un bébé. Bastien n’est pas décédé mais pour Mathieu c’est tout comme ; après une longue prise en charge en réanimation, il a été transféré dans un centre spécialisé dans les états végétatifs, et aux dernières nouvelles il n’est toujours pas sorti de son coma.
Théo est brillant mais impulsif, Mathieu le met sans cesse en garde contre les avis donnés rapidement, la négligence d’une fin de garde de quarante-huit heures et l’épuisement qui conduisent à remettre le problème sur les équipes suivantes alors qu’il faut agir immédiatement. Il connaît bien cette lassitude, ce besoin d’adrénaline qui le poussait alors souvent à commettre l’impardonnable pour rester éveillé, son tempérament de séducteur prenant le dessus sur tout le reste ; sans compter Jeanne, son épouse si sage qu’elle ne lui permettait pas d’assouvir le désir qu’il avait d’elle, puis des autres, de toutes les autres…
Sa rencontre avec Clémence avait mis fin à cette fuite en avant désastreuse. Avec elle, il avait enfin découvert que l’amour pouvait se conjuguer au singulier, que l’union des corps et des esprits pouvait être si parfaite qu’elle comblait toutes les envies et rendait même la quête d’un ailleurs nauséabonde. Quelle période magnifique de sa vie a-t-il alors vécue, succédant ironiquement à la pire, celle de son évincement social et de sa mise au ban du monde de la médecine.
Malgré les épreuves, si c’était à refaire, il resignerait pour tout.
Son portable vibre à nouveau, c’est Jeanne. Bon sang, Léa a dû l’appeler aussi, elle veut en parler avec lui. Impossible. Il doit d’abord assimiler la nouvelle tout seul et voir ce qu’il en fait. La sonnerie cesse et un nouveau message apparait. Après tout, à cette heure-ci, il est censé travailler, non ? D’ailleurs une main timide toque à sa porte.
– Oui ?
– Pardon de vous déranger Professeur, les internes ont cours dans une heure et souhaitent savoir s’ils vous attendent pour démarrer la visite…
– J’arrive tout de suite. Dites-leur de commencer par la une, c’est notre urgence du jour.
– Très bien.
La porte se referme obséquieusement. Mathieu soupire. Depuis qu’il a franchi le stade ultime, le titre de praticien universitaire, il sent à son égard une déférence qui lui fait parfois regretter les jeunes années où il était chef de clinique, juste après avoir fini son internat. Tout le monde le tutoyait, on demandait son avis parce qu’il était rapide et brillant, les infirmières lui faisaient les yeux doux parce qu’il était beau et sympa, les familles appréciaient sa gentillesse et sa proximité…
Aujourd’hui, il ne sait plus. Isolé depuis qu’il est au sommet de la pyramide, le manque de spontanéité de son entourage l’ennuie. Pourtant, il sait que cette ascension l’a sauvé. C’était ça ou plonger. Il a choisi de transcender son expérience et il a réussi. Aujourd’hui, sa vie est exemplaire, il n’a plus à rougir de rien.
Il tapote nerveusement les doigts sur son ordinateur et le referme d’un coup sec, ça ne sert à rien de réagir à chaud, il rappellera Léa ce soir tranquillement, après sa journée de travail. L’avantage d’être professeur, c’est qu’il ne fait presque plus de gardes, à l’approche de la cinquantaine ce n’est pas négligeable.
Lorsqu’il rejoint sa petite troupe d’internes dans le couloir, leur attitude change imperceptiblement. Certains se redressent, d’autres se figent, tendus dans l’attente de l’approbation de celui qu’ils admirent et dont ils espèrent un jour atteindre la science. Enfin, c’est ce que Mathieu imagine. Pourvu qu’ils ne me voient pas comme un vieux con, sourit-il intérieurement.
– Alors ? Vous l’avez auscultée ?
– On vous attendait. Le dossier est prêt, les parents sont présents tous les deux.
– Bien. Par quoi commence-t-on ? Arthur, je t’écoute.
L’élu se concentre, remonte ses petites lunettes sur son nez et déroule sa présentation. C’est clair, complet, professionnel. Mathieu approuve d’un signe de tête et valide les propositions d’Arthur pour la suite de la prise en charge.
– Parfait. C’est toi qui t’en charges, moi je superviserai la sortie.
Arthur hoche la tête, satisfait mais humble. Mathieu pense à son fils, probablement dans la même situation en ce moment, et espère qu’il se comporte aussi bien que ce jeune interne. D’après les retours que Théo lui fait, il semblerait que oui.
Léa a choisi la voie littéraire. Après deux années de prépa, elle s’est orientée vers la fac et poursuit son chemin, hésitant encore entre l’enseignement et la recherche, se destinant probablement aux deux. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, sa fille n’a jamais fait de vagues. Sa discrétion l’agaçait parfois, il aurait aimé une enfant plus affirmée, plus vivante. Pour le coup, elle s’est bien rattrapée avec son annonce du jour.
Pensif, il tend la main vers la tasse de café que lui propose une main anonyme. Sa concentration ne sera décidément pas au rendez-vous aujourd’hui.
Soudain, un mot émerge de la monotonie des présentations et le frappe de plein fouet.
– Répétez, s’il vous plaît.
– Heu, je disais que la petite Héloïse, atteinte d’amyotrophie spinale, est ici pour un holter cardiaque…
– Écoutez, je suis désolé je viens de me rappeler un rendez-vous urgent, finissez sans moi et laissez vos conclusions sur mon bureau, je vérifierai tout. On se voit ce soir à la contre-visite.
Sans attendre la réponse de ses étudiants éberlués, Mathieu les plante devant la porte de la chambre d’Héloïse. Déjà que son attention était fluctuante depuis le message de sa fille, c’est la goutte de trop. Ça tombe bien, il a plein de messages en retard, surtout avec le drame qui vient de se produire au Burkina. Il va rentrer chez lui pour déjeuner, reprendre ses esprits, se mettre à jour et appeler son fils tiens, peut-être que lui était au courant de quelque chose concernant Léa.
Envie de découvrir la suite? C’est par ici 😉
J’aimerais savoir s’il sortira également sur Kindle? Merci ________________________________
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Bonjour,
Oui tout à fait, il sortira également sur Kindle au mois de mai !
Amicalement,
Victoire
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