L’étoile du nord – Tome 1


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🌟 Finaliste du Prix des Étoiles 🌟


Extrait (5 chapitres)

1

Dans quelques heures, mon destin sera joué.

Le trac qui m’envahit ce soir n’a rien à voir avec celui que j’ai appris à dominer depuis toutes ces années. La discipline que je m’impose est totale, absolue et correspond parfaitement à mon caractère entier et perfectionniste à l’extrême.

Je suis danseuse dans l’âme, pas une parcelle de moi n’échappe à cette aspiration envahissante, exigeante et passionnante.

Quelques coups discrets retentissent.

— Éléonore ? Tu es prête ? Lever de rideau dans dix minutes.

La voix est retenue, respectueuse. On ne dérange pas l’artiste en pleine concentration. J’inspire à mes congénères un mélange de jalousie et d’admiration haineuse. Probablement en raison de mes relations privilégiées avec Julien, notre professeur de danse qui m’a prise sous son aile dès mon arrivée à l’école de l’Opéra de Paris, il y a plus de dix ans.

Je hume les roses rouges poudrées, indécentes, qu’il m’a fait livrer ce soir dans ma loge. Elles dégagent un parfum suave qui me trouble et me dérange, comme si elles incarnaient tout ce que notre relation comporte d’ambiguïté.

Je fixe quelques épingles supplémentaires sur mon chignon déjà irréprochable, tiré à l’extrême. Pas un cheveu n’ose se montrer récalcitrant sous les tonnes de laque que je viens d’appliquer. J’hésite à retoucher mon teint, à forcer plus encore le maquillage déjà très soutenu de mes yeux. Sur scène, il faut accentuer à outrance le grimage.

Moi si discrète dans la vie privée, je me transforme alors en créature fascinante, je brille de mille feux. J’aime sentir le regard admiratif de tous ces gens venant se repaître de mon art, de ma grâce. Les yeux des petits rats s’allument lorsqu’elles me croisent dans les couloirs de l’Opéra. J’ai été comme elles, pétrie d’espoir et de fébrilité à l’idée que peut-être un jour, moi aussi je serais première danseuse, prise dans cette lumière éphémère et fascinante de la scène braquée sur moi. J’ai rêvé de costumes chatoyants, de tutus féeriques, de solos étourdissants.

Et mon tour est venu. Ce soir, à l’issue de la représentation, le directeur de l’Opéra de Paris me nommera étoile. J’étais censée l’ignorer et recevoir naïvement, toute étourdie, l’ovation du public en même temps que mon accession au firmament, le bouquet de fleurs, la pluie de paillettes, les sourires émus, les larmes de ma mère qui attend ce moment depuis qu’elle m’a inscrite au concours d’entrée de l’Opéra. Mais je sais. Je sais parce que Julien brûlait de me révéler ce qu’il pense être le rêve de ma vie. Il l’ignorait alors, mais cette faiblesse de n’avoir pas su se taire m’a fait peu à peu basculer dans un monde nouveau, dans lequel j’entre à tâtons et dont j’ignore encore l’issue.

Les minutes s’égrènent dangereusement.

Nouveaux coups discrets à ma porte.

— Cinq minutes Éléonore !

Je respire profondément, contemple mon reflet dans le miroir. Rien ne transparaît. Mon stress est totalement intériorisé, mes drames intérieurs lissés sur mon visage frais, mes yeux sombres ne renvoient pas l’inquiétude qui s’est emparée de mon être.

Au fond de moi, je sais que ma décision est prise. Mais le moment venu, serai-je capable de l’appliquer ? Ne vais-je pas renoncer à la dernière minute ?

Je rapproche encore mon visage du miroir. Mon maquillage est parfait. Je ne l’ai jamais confié à des mains étrangères, fussent-elles professionnelles. J’ai besoin de maîtriser l’entièreté de mon art, jusque dans mon apparence.

Mon corps est mon outil, ma maison, mon ami et mon ennemi. Je vis par et à travers lui, je le soigne et l’entretiens comme un partenaire précieux et indispensable, avec toute la reconnaissance dont je suis capable. La nature m’a offert une silhouette longiligne, des muscles fins et puissants, une posture naturellement harmonieuse, une ouverture de hanches qui me permet de réaliser toutes les variations, même les plus ardues, celles que l’on réserve généralement aux meilleures. C’est le cas ce soir, puisque dans quelques minutes je vais interpréter Raymonda dans la chorégraphie de Rudolf Noureev, l’un des ballets les plus exigeants techniquement parlant.

Ma couronne est fixée, mon reflet parle, je suis fascinante. En apparence, tout au moins.

Je m’appelle Éléonore, j’ai vingt-quatre ans, ma vie bascule.

2

C’est ma mère qui a choisi mon prénom.

Lorsqu’elle a su qu’elle attendait une fille, la machine à rêves s’est mise en route. Dès avant ma naissance, elle a projeté sur moi ses espérances brisées, son destin avorté.

Mon arrière-grand-mère fût une ballerine célèbre et reconnue, courtisée par le Bolchoï dans les années 1920 et nommée ensuite « prima ballerina assoluta », première danseuse absolue, titre suprême désignant alors une ballerine considérée comme douée de talents exceptionnels.

Dans la droite ligne familiale, ma mère a souhaité faire sienne cette légende et marcher dans les pas de son illustre grand-mère. Brillante danseuse durant son enfance, ma mère aussi possédait la grâce et la morphologie des plus grandes. Elle a gagné d’innombrables concours, dont les coupes et les diplômes trônent fièrement dans notre salon, ainsi que des photos délavées par le temps où l’on devine toute la ferveur qu’elle mettait alors dans son art malgré son jeune âge.

Des coupures de journaux anciens soigneusement encadrées voisinent avec les trophées de ma mère et laissent deviner la silhouette désuète de sa grand-mère alors si jeune, témoin des ballerines d’alors. Les tutus étaient plus longs, les chignons moins serrés, le maquillage moins prononcé, mais toujours cette détermination dans le regard, cette grâce dans l’attitude qui semblent avoir traversé les siècles.

Un portrait de mon arrière-grand-mère au fusain, le seul dont nous disposons encore, jouxte les photos de mes récents ballets. Son regard doux et percutant me fascine. Ses traits sont réguliers, son sourire charmeur, ses fossettes adorables. Sa mélancolie apparente semble cacher un feu ardent à l’intérieur, ou peut-être est-ce moi qui l’interprète ainsi au vu de son parcours.

Nous savions peu de choses de sa vie jusqu’à ce que ma mère, fascinée depuis sa toute petite enfance par la danse classique et au prix de recherches interminables, parvienne à exhumer toutes ces photos, les coupures de journaux, ainsi que plusieurs cahiers dans lesquels notre aïeule semble avoir consigné les principales étapes de sa vie.

Je n’ai que vaguement feuilleté ceux-ci, un peu découragée par les pattes de mouche à l’encre noire de mon arrière-grand-mère, parfois difficilement déchiffrables à cause de l’usure du temps, mais ma mère s’y est plongée avec délices, pour me conter, comme une histoire fabuleuse, le destin merveilleux de notre aïeule.

Quelques photos émaillent ses confidences et j’aime alors me dire qu’elle a souffert des mêmes affres que moi avant les représentations, qu’elle aussi a ressenti au plus profond de son être les exigences de notre art, qu’elle s’y est dévouée corps et âme.

J’aime particulièrement celle où elle sourit, mutine, montée sur pointes, les mains en éventail autour de sa taille, cheveux lâchés et costume champêtre. Toute la joie de vivre semble alors l’habiter. Elle est heureuse de danser et cela se voit.

Je remarque aussi que les canons de beauté des danseuses ont considérablement évolué avec le temps. Les bras sont ronds, le coup de pied peu marqué, les jambes bien moins fines que ce qui est attendu aujourd’hui. Faut-il le regretter ? Je ne sais pas. J’ai tellement l’habitude de me conformer à ce que l’on attend de moi que je ne réfléchis pas à ce genre de choses. Les danseuses professionnelles de notre époque doivent être longilignes, élancées, ni trop grandes ni trop petites. C’est une évidence. Beaucoup de mes camarades se sont affamées tout au long de leur progression de division en division, parfois au prix de leur santé.

Je me souviens de l’une d’elle, Bianca. Une petite italienne très brune, solaire, qui éclatait d’un rire rauque à chacune de mes blagues, même les moins drôles. Elle a illuminé trois années de ma scolarité à l’école de danse et nous espérions bien toutes les deux franchir ensemble le cap de l’ultime concours qui nous permettrait d’intégrer le prestigieux ballet de l’Opéra national de Paris à l’issue de notre formation. Malheureusement, à chaque cours ou presque, Bianca recevait semonce sur semonce car elle n’était pas assez mince, la pesée hebdomadaire devenait une source de stress épouvantable pour elle, alors pourtant que son talent et sa grâce étaient indéniables. Malgré ses efforts, sa bonne nature italienne reprenait sans cesse le dessus et elle lorgnait avec envie les desserts que j’ingurgitais parfois en double portion sans rien dire à personne tant mon métabolisme était favorable et brûlait illico tout ce que j’avalais.

Bianca a vu avec désespoir arriver la puberté et avec elle s’installer ses premières formes de femme. Elle était naturellement pulpeuse et ce n’était pas compatible avec un destin de grande danseuse. Elle fut donc recalée sur le passage de la troisième à la quatrième division et contrainte de rentrer chez elle, à Milan. J’ai eu tant de chagrin à ce départ ! Ma première réelle épreuve d’apprentie danseuse. Depuis Bianca, je n’ai jamais retrouvé d’alliée au sein de l’école de danse. Des copines, des congénères qui comprenaient exactement ce que je vivais puisqu’elles évoluaient dans le même petit cercle fermé que moi, mais nos relations restaient superficielles, une certaine méfiance même s’installant vis-à-vis de moi au fil des années et qui correspondait bien sûr au renforcement de mes liens avec Julien.

C’est pourquoi j’aime penser que le destin de mon arrière-grand-mère a été clair, lumineux, qu’elle s’est simplement laissée porter par la danse et que la notoriété est arrivée comme un cadeau.

Une petite part d’ombre subsiste cependant. Nous savons aujourd’hui que mon illustre aïeule a intégré la célèbre troupe du Bolchoï et qu’elle a de ce fait vécu le reste de sa vie en Russie, participant alors au mythe du théâtre impérial en décrochant le titre suprême. On sait également qu’elle a fondé une famille, dont est issu mon grand-père Henri, né en 1935, et qu’elle est décédée assez jeune. Mon grand-père fut alors confié à une famille d’adoption française, qui vu le contexte troublé de la Russie de l’époque préféra être rapatriée en France.

Cependant, toute cette période est émaillée de blancs, d’une part de mystère que nous ne parvenons pas à élucider. Qui était son mari ? Pourquoi n’apparaît-il pas au sein de l’histoire familiale ? Nous ne connaissons pas non plus la date ni la cause de la mort de mon aïeule.

Toute la seconde partie de son journal de bord est écrite en russe et reste quasiment indéchiffrable. Maman m’a toujours promis qu’un jour elle paierait un traducteur pour connaître la suite, mais avec les années nous avons oublié.

Mon arrière-grand-mère s’appelait Élisabeth et ma mère a choisi le prénom d’Éléonore parce qu’il commence par les mêmes lettres que le sien.

Marcherai-je un jour réellement sur ses traces ?

3

2 avril 1923

Cher Journal,

Mon Dieu, est-ce bien à moi que tout cela arrive ? Quel bonheur, presque trop grand, trop large pour mes petites épaules, j’en suis encore toute étourdie.

Tout ce travail porte donc enfin ses fruits. J’ai eu raison de persévérer, de m’accrocher.

Attention, Cher Journal, tiens-toi bien : l’immense Serge Diaghilev me propose d’intégrer la célèbre compagnie des Ballets russes ! Rien que ça ! Sans audition préalable, ni rien, il m’a regardée danser à l’Opéra et je lui ai plu m’a-t-il dit le plus simplement du monde, tout en remettant son chapeau et en lissant ses petites moustaches du bout des doigts.

L’avenir des danseuses se joue à Saint-Pétersbourg aujourd’hui, alors c’est très prometteur pour moi. Oh, bien sûr la troupe de Monsieur Diaghilev est indépendante, je sais bien qu’elle n’est plus rattachée au Ballet impérial. Mais tout de même, les danseurs ont été sélectionnés au départ parmi les meilleurs éléments du théâtre Mariinsky, ce qui m’ouvre bien des portes vers la Russie. Ce grand pays me fascine, j’aimerais tant pouvoir un jour partir vivre là-bas. Et danser, danser toute ma vie !

Aucune française n’a encore eu l’honneur d’être recrutée pour les Ballets russes, aussi je compte bien être à la hauteur et travailler, travailler encore.

Les prochaines représentations auront lieu à Monte-Carlo, Berne, Genève et Lausanne, avant un retour à Paris. Et puis ce sera sûrement Amsterdam, Barcelone, Londres… l’Europe entière s’ouvre à moi, te rends-tu compte ?

L’idée de voyager pour danser m’enchante ! Découvrir de nouveaux pays, de nouveaux théâtres, c’est si excitant.

Tu l’auras compris, Cher Journal, j’ai un peu de mal ce soir à organiser mes idées. Je tente de chasser la peur qui m’envahit au regard de tout ce que je vais devoir apprendre en si peu de temps, mais ne t’inquiète pas, la joie domine.

Je pars me coucher le sourire aux lèvres et les membres endoloris d’avoir trop répété.

Élisabeth

4

— Que penses-tu de celui-ci ?

— Hmm… oui, peut-être.

— Tu le préfères en noir ? Mais le noir ne te va pas ma chérie, tu le sais. Allez, aide-moi un peu, fais un effort !

Ma mère furète entre les rayons, manifestant une fébrilité qui me laisse indifférente. Je l’observe, amusée, se précipiter d’un portant à un autre, brandissant vers moi des pièces que je regarde à peine.

À vrai dire, tout ce qui ne concerne pas la danse glisse sur moi sans éveiller un intérêt suffisant pour que je m’y investisse réellement. Et les séances de shopping avec ma mère, aussi rares soient-elles, font partie de ces moments où je me laisse porter, passive, comme lorsque j’étais enfant. Je me laisse guider à travers une douceur régressive.

Une jeune vendeuse blonde se rapproche, tout sourire.

— Je peux vous aider, mesdames ?

— Eh bien, nous recherchons pour ma fille une tenue chic pour une occasion particulière.

La jeune femme se tourne vers moi et me scanne brièvement des pieds à la tête.

— Oh, ça ne devrait pas être difficile, vous avez une taille mannequin.

— Elle est danseuse à l’Opéra, répond aussitôt ma mère, une lueur de fierté au fond de ses prunelles.

Je lève les yeux intérieurement, légèrement agacée. Elle ne peut s’empêcher de raconter mon parcours dès qu’elle en a l’occasion. Je pense que dans son quartier, même l’épicier du coin est au courant de mes dernières représentations.

Notre interlocutrice acquiesce respectueusement, ne sachant que répondre. Visiblement, l’Opéra Garnier ne fait pas partie de ses références culturelles. Elle me demande de la suivre en cabine et me fait essayer plusieurs tenues, que je trouve assez seyantes mais beaucoup trop sexy. Loin des planches, je ne supporte pas de m’exposer.

Un brin de lassitude au coin des yeux, ma mère finit par me tendre un tailleur pantalon gris clair, très ajusté, sobre, qui me va parfaitement. Le miroir en pied me renvoie l’image d’une jeune femme élégante, le port de tête d’une reine, les yeux sombres et lumineux. J’accepte un liseré de dentelle apparente sur mon décolleté plat et nous filons en caisse.

— Viens, pour une fois que tu passes quelques heures avec moi, je t’invite à prendre un petit café.

Nous nous installons en terrasse malgré la fraîcheur de l’automne, je resserre les pans de mon écharpe autour de mon cou.

— Tu préfères que nous allions à l’intérieur ? Ce n’est pas le moment de tomber malade.

Je souris. Ce n’est jamais le moment pour moi. D’ailleurs on dirait que mon corps l’a compris, il résiste envers et contre tout alors que je lui mène la vie dure depuis toutes ces années.

J’observe ma mère du coin de l’œil. Elle minaude avec le serveur, cela m’exaspère et m’attendrit tout à la fois. Je la sens fragile, vulnérable. Ses premières rides et l’affaissement léger de son menton, de ses joues, de ses paupières, lui confèrent un statut qu’elle peine à apprivoiser. Demain, elle ne séduira plus.

Au fond de moi luttent la petite fille effrayée qui entraperçoit la vieillesse et la perte d’une mère omniprésente, et la jeune femme soulagée de pouvoir vivre enfin sa vie autrement que par le prisme des rêves d’une autre.

Je sirote lentement mon thé brûlant, sans sucre évidemment. Ma mère sort de son sac quelques macarons et m’en propose un, la mine coupable.

— Je sais bien que tu te surveilles chérie, mais ce sont tes préférés. Ils sont à la vanille. Je me suis dit que pour une fois…

— Maman, qu’est-ce que tu mijotes ? Depuis que Julien nous a parlé, tu ne tiens plus en place, tout est prétexte à faire des exceptions, tu m’offres une tenue pour une occasion spéciale… parle-moi de cette soirée à venir, j’espère que tu n’organises pas une fête en mon honneur ou je ne sais quoi ?

Ma mère rit doucement, ses yeux pétillent.

— Non, je sais bien que tu détestes les surprises. En fait, j’ai invité Julien au restaurant demain soir, avec toi bien sûr.

— C’est déjà arrivé.

— J’ai une grande nouvelle pour vous deux.

Je refuse d’en savoir plus. Les combines de Julien et ma mère ont tant pollué mes jeunes années que cette annonce ne me touche pas.

En cet instant précis, je n’ai plus aucune tendresse pour ma mère, dont la frivolité m’exaspère au plus haut point. Je ne vois plus rien de commun entre la fillette gracile, sérieuse et déterminée qui pose sur les photos exposées dans notre salon et la femme mûre, rongée par la rage de me voir réussir où elle-même a échoué, qui croque dans ses macarons avec avidité. Je détourne le regard, légèrement nauséeuse.

— Ça ne va pas ma chérie ?

Son regard inquiet est sincère, elle se fait du souci pour moi. Elle m’aime démesurément et je suis incapable de lui rendre tout ce qu’elle m’a donné. Je lui en veux aussi pour cette dépendance-là, que je n’ai jamais souhaité mais qui désormais fait partie de ma vie. De mon identité.

Ma mère essuie les miettes de macaron au coin de sa bouche. Son corps fatigué accuse le poids des années. Je me sens aérienne à ses côtés.

Deux fillettes me regardent avec insistance de l’autre côté de la rue. Je note aussitôt les chignons sagement tirés en arrière, les pieds en dehors, la posture si droite de leurs petits cous tendus vers moi. Nous sommes à proximité de l’Opéra, je n’en connais pas tous les petits rats mais je sais qu’une répétition générale est prévue cet après-midi.

Je leur adresse un petit signe de la main, un sourire. Leurs visages s’éclairent. J’éprouve à leur égard un mélange de tendresse et de commisération. Savent-elles au moins ce qui les attend ? Mesurent-elles l’impact de leur investissement, de leurs choix de vie si précoces ?

Nous nous reconnaissons, nous faisons partie de la même famille maudite, celle des artistes qui souffrent et ne savent comment vivre en dehors de leur engagement. La danse est votre religion, nous serinait l’une de nos professeures. Et de fait, je lui ai tout sacrifié. Mon enfance, mon adolescence, mes espoirs et mes rêves, quelques désillusions. Je m’y suis enfermée à double tour avec délices, telle une prisonnière volontaire amoureuse de son geôlier. Car j’aime la danse. C’est mon âme. Ce sont mes ailes, mon corps et mon esprit. Je ne suis véritablement moi-même que lorsque je m’élance sur scène, mes chaussons durs et brillants aux pieds. Mes orteils meurtris ne me font plus souffrir et lorsque je franchis un nouveau pas je ressens une forme de jouissance qui transcende et annihile toute douleur en moi. Où pourrais-je trouver pareil voyage intérieur ?

5

La première fois que j’ai rencontré Julien, il m’a terrorisée. J’étais une enfant si impressionnable, sensible. Peu armée pour la compétition, à vrai dire. Et bien mal partie pour les innombrables rivalités qui m’attendaient au cours des années à venir.

Ma mère avait la rage pour deux. Sans elle, sans son indéfectible soutien et sa confiance en mon talent, en notre bonne étoile comme elle aime encore à le dire, je n’aurais probablement jamais franchi la porte de l’Opéra, je ne serais ni première danseuse ni même sujet et encore moins promise au destin d’étoile.

Mais il y a eu cette rencontre. J’avais à peine douze ans, il en avait trente.

Professeur de danse sévère et intransigeant, Julien n’avait qu’à froncer les sourcils pour que nous battions en retraite, partagés entre la peur de lui déplaire et une volonté farouche de reconnaissance. L’opportunité d’être distingués par un brillant enseignant, danseur au firmament alors que nous rampions péniblement à ses pieds, maladroits débutants accrochés à la barre, était une perspective qui galvanisait les plus timorés d’entre nous, et j’en faisais partie !

Ses colères étaient mémorables. À l’approche des représentations officielles et du passage en division supérieure, il devenait odieux, exigeant à l’extrême, nous rabaissant sans cesse pour mieux nous flatter ensuite lorsque nous parvenions à l’harmonie qu’il espérait. Ces chauds et froids permanents maintenaient entre nous une tension indicible, un état de stress qui semblait ne jamais vouloir redescendre.

Aussi, la toute première fois où il m’a regardée sans animosité avec un intérêt sincère au fond des yeux, une chaleur sans nom m’a envahie. Enfin un début de reconnaissance de mon travail, de mes efforts, semblait arriver ! Je me donnais tant de mal, jour après jour, heure après heure, afin de me surpasser physiquement et mentalement, sans autres encouragements que ceux de ma mère. Lorsque Julien s’est adouci à mon égard, j’étais prête à renoncer à tous mes autres liens. Toute amitié m’apparaissait alors comme futile au regard de cette distinction suprême. Mon professeur de danse m’avait élue. Rien d’autre ne comptait. Désormais, j’allais vivre pour lui, pour lire dans ses yeux sa fierté et la reconnaissance de mon talent.

Le départ de Bianca a fini de m’isoler, confirmant que je n’avais besoin de rien d’autre que de l’amour de ma mère et du soutien de mon professeur de danse.

Je n’étais pas naïve au point de croire que ces liens particuliers passeraient inaperçus. Les filles cessaient de parler lorsque je m’approchais d’un groupe, les regards fuyaient, les sourires en coin fleurissaient.

Mais cela m’était égal. Tant que j’avais ma dose de compliments, même frugale, ça me suffisait.

Le regard de Julien me transcendait.

Ma mère toque discrètement à la porte de ma chambre. Il est tard, je répète jusqu’à épuisement et elle sait que je déteste être dérangée après une longue journée d’exercices. Nous vivons encore ensemble et les codes tacites qui nous unissent comprennent ce respect de mon besoin viscéral de solitude lorsque je prépare un nouveau spectacle. Elle le sait. Pourquoi me dérange-t-elle ?

Lorsque j’ai été admise à l’école de l’Opéra de Paris, nous avons déménagé exprès et je n’ai pas encore eu le courage de partir malgré mon autonomie financière.

Mon père nous a quittées lorsque j’avais trois ans. J’ai très peu de souvenirs de lui, aucune photo. Comme s’il n’avait jamais existé. Il ne me manque pas, puisque je ne l’ai pas connu, ou si peu. Nous avons vécu en symbiose maman et moi, elle ne m’a pas imposé de nouveau compagnon et je lui en sais gré. Cette bulle au sein de laquelle nous évoluons depuis toujours va bien devoir finir par s’ouvrir au monde, j’ignore encore quand et comment. J’étouffe par moments.

Julien est le seul homme, le seul étranger à s’y être immiscé. Il nous connaît par cœur, fait partie de notre quotidien. Sa présence me pèse aussi parfois, alors pourtant que je l’admire tant. Ce sont les deux êtres qui comptent le plus au monde pour moi. Je ne serais rien sans eux. Ils m’ont façonnée.

— Nous allons être en retard Éléonore. Julien est là depuis presque une heure, nous t’attendons dans la voiture.

Je sursaute, paniquée. Prise dans le jeu des variations compliquées de Raymonda, dont je tente de m’imprégner maintenant que j’en maîtrise à peu près la technique, j’avais complètement oublié cette soirée surprise !

Contrariée, j’ôte mon jogging confortable et mon sweat en coton pour enfiler à regret le tailleur gris que m’a offert ma mère hier. Je soupire. Un soupçon de rouge à lèvres suffira pour rehausser mon teint diaphane. La fatigue glisse sur moi sans marquer la peau lisse de mon visage. Mon apparence extérieure ne laisse rien transparaître et cela me convient parfaitement. J’ai besoin d’être opaque, mes émotions m’appartiennent au même titre que mon état de tension intérieure, je n’ai pas envie qu’on lise en moi. Je m’appartiens déjà si peu.

J’ouvre la portière arrière de la voiture, me glisse silencieusement à l’intérieur de l’habitacle. Ma mère parle fort, son débit de parole me saoule déjà. Julien ne semble pas l’écouter. Il se tourne vers moi et me sourit dans la pénombre. Ses dents brillent.

— Je ne t’ai pas vue aujourd’hui. Tu as refait tes essayages de costume ? Mariette m’a dit que tu avais encore maigri, elle doit tout reprendre.

— Elle exagère. J’ai intensifié les répét’ ces dernières semaines, je me suis un peu asséchée, rien de grave.

— Tu dis toujours ça. Je ne veux pas que tu maigrisses plus Éléonore.

— C’est ce que je lui dis tous les jours ! Elle a même refusé mes macarons hier. À la vanille en plus.

Je ne réponds même plus. Cette impression d’être une enfant réprimandée par ses parents, accentuée par ma position à l’arrière de la voiture m’insupporte au plus haut point. Si Julien n’avait pas démarré en trombe, j’aurais déjà claqué la portière de cette foutue voiture.

Ma mère repart dans son verbiage inutile, j’ignore pourquoi elle semble si excitée, j’aimerais lui demander de se taire mais je n’ose pas.

Julien sourit doucement, patient. Il me jette quelques coups d’œil furtifs dans le rétroviseur, comme s’il ressentait mes envies d’évasion. Au feu rouge, son regard se fait plus insistant. J’espère qu’il n’envisage pas de passer la nuit avec moi. Je veux rester seule.

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