Si vous voulez connaître la suite des aventures de Grégoire et Élisa, c’est par ici ! Attention, grand moment à la fin du chapitre 8 😉
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LA NUIT SUR LES TOITS
Chapitre 7
– Elisa ! Réveille-toi !
Je redresse la tête en panique, j’étais en plein rêve, je suis encore abrutie de sommeil.
– Quoi, qu’est-ce qu’il se passe ?
Les yeux rieurs de Grégoire me cherchent, il embrasse mon cou, mes lèvres, il sent divinement bon, en costume et cravate, prêt à partir.
– Mais rien, je voulais juste t’embrasser, te sentir avant de partir travailler…
Il frotte doucement son visage contre le mien, ses mains s’égarent sur ma poitrine nue, qu’il embrasse aussi.
– J’adore quand tu es encore endormie, toute chaude… J’ai envie de te dévorer, mais je n’ai pas le temps, alors je te veux ce soir, dans la même tenue, d’accord ? Tu me manques déjà mon amour, bonne journée.
Un dernier baiser passionné, et il se sauve. Je fonds de désir, seule dans mon grand lit.
Je me lève, légère, je vois la journée à venir comme un doux chemin qui doit me reconduire directement jusqu’à ce lit, et à mon bonheur de partager ma nuit avec Grégoire, encore.
Nous nous voyons de plus en plus, presque un jour sur deux. Je me laisse porter, heureuse, par l’évolution de notre histoire, je commence même à espérer qu’un jour, peut-être, nous aurons une vraie vie de couple.
Je ne suis toujours pas allée chez lui. Sans être un sujet tabou, nous abordons peu cet aspect-là de notre vie. Je note simplement qu’il ramène de plus en plus d’affaires personnelles dans mon petit appartement, il s’installe, mine de rien. Je fais l’inventaire dans ma tête de ce qui est à lui chez moi, juste pour le plaisir. Brosse à dent, rasoir, parfum, caleçons, tee-shirts, chemises, chaussettes… Des livres et des magazines, en pagaille. Parfois même des dossiers professionnels, son ordinateur portable, et j’adore alors l’observer en train de travailler, concentré, sérieux, son profil régulier penché sur son argumentaire. Récemment, il a acheté un grille-pain, et me dit qu’on devrait investir dans un nouveau canapé. Je prends tout cela comme un cadeau fragile, je n’en demande pas plus.
Il y a deux jours, il m’a offert sans raison particulière un véritable présent, un collier très fin, délicat, en or, avec un minuscule pendentif en diamant.
Lorsque je retrouve Lucie, elle le remarque immédiatement.
– Il ne s’est pas foutu de toi, sourit-elle dans un clin d’œil.
J’acquiesce, heureuse, mais j’essaie de ne pas étaler ce bonheur insolent, elle est toujours si triste. Elle me reçoit chez elle pour dîner, Martin rentre tard, et je ne dois pas voir Grégoire ce soir. Ça fait longtemps que l’on ne s’est pas accordées une petite soirée entre filles, et j’ai besoin de faire le point avec elle.
– Alors, où en êtes-vous ?
– Je pense que Martin me trompe.
Lucie fait peine à voir lorsqu’elle me dit cela. Elle évite mon regard, sa frange brune balayant ses yeux. Le coin de ses lèvres tremble un peu.
– Voilà, on en est là.
Elle essaie de sourire, et m’explique que Martin rentre de plus en plus tard, qu’il a l’air ailleurs, qu’elle a surpris deux ou trois fois des messages étranges. Elle me dit aussi qu’ils ont essayé de refaire l’amour.
– Et ?
Je n’ose pas la questionner, mais elle ne m’en a pas dit assez.
– Et c’était triste, Elisa, si tu savais comme c’est triste de coucher avec quelqu’un que l’on n’aime plus.
– Mais quitte-le alors !
Je ne peux pas m’en empêcher, moi qui ne voulais pas intervenir, cela me semble juste insupportable qu’elle s’inflige une situation pareille. Je sais bien que rien n’est jamais simple, mais là, quand même ! Je vis une telle fusion, une telle passion avec Grégoire en parallèle, que je ne peux imaginer qu’elle accepte de vivre jusqu’à ce point la mort de son couple.
Elle semble n’avoir ni l’énergie de partir, ni celle de rester. Elle n’a toujours pas trouvé d’emploi, et commence à envisager de se déclasser, mentir sur son niveau d’études pour trouver un job alimentaire, n’importe quoi qui lui permette de partir, de retrouver son autonomie.
J’assiste, impuissante, à la ruine des espoirs de mon amie. Si tout avait fonctionné comme elle le souhaitait, elle serait actuellement à Bordeaux, future magistrat, et son mariage serait imminent. Au lieu de ça, elle végète, inactive, dans un bel appartement au nom de Martin, prochain ex petit ami qui fait l’amour avec une autre.
Quand je retrouve Grégoire, je lui raconte ma soirée avec Lucie et la tristesse que j’ai ressentie pour elle.
– Tu sais, Martin c’est un mec fiable, sûr, et il a besoin de pouvoir s’appuyer vraiment sur sa compagne, tu vois ? Lucie est jeune, imprévisible, elle n’était pas forcément prête pour construire ce qu’il attendait d’elle.
– C’est le comble !
Je lui fais remarquer que dans notre cas c’est précisément l’inverse, tout n’est pas qu’une question d’âge ! Grégoire est d’accord avec moi, et me confie que Martin en bave, depuis quelques mois.
– Lucie aussi. Ils se font du mal tous les deux, mais on ne peut pas dire que l’un se sente mieux que l’autre ! Enfin, je pense que Martin retrouve quand même le moral depuis peu, non ?
– Pourquoi dis-tu ça ?
Grégoire me regarde, soupçonneux. Je n’ai pas pu m’empêcher une allusion, juste pour voir s’il réagit.
– Il voit quelqu’un d’autre ?
– Et en quoi ça nous regarde ? Ce sont leurs problèmes tout ça Elisa, ne mélange pas tout.
Fin de la discussion. Tant pis, j’aurais essayé.
Nous finissons la soirée en faisant l’amour sur mon vieux canapé, qui achève de rendre l’âme sur un coup de rein énergique de Grégoire. Je suis une femme comblée en m’endormant dans ses bras.
Deux jours plus tard, Lucie m’annonce qu’elle a trouvé un poste intérimaire de secrétaire juridique, et qu’elle quitte Martin. Ses parents sont d’accord pour se porter caution dès qu’elle aura choisi un nouvel appartement. Je suis à la fois soulagée et triste pour elle. Tout sera mieux que cette vie sans espoir à laquelle elle s’accrochait depuis de nombreux mois.
– Tu as vu, on vit les choses en inversé, me dit-elle, au plus ma vie amoureuse se détériore et au plus la tienne flamboie !
Elle veut plaisanter mais c’est dur pour elle de me savoir si heureuse et amoureuse, forcément cela l’exclue un peu de ma vie, surtout maintenant que le meilleur ami de Grégoire ne fait plus partie de la sienne. Elle ne me parle plus jamais non plus de ma vie de couple étrange, comme si cet amour puissant justifiait à lui seul qu’on le vive comme on l’entende, sans qu’aucune justification ne soit nécessaire.
Je la vois moins durant la période qui suit, elle me sollicite peu aussi et je respecte son besoin de se reconstruire dans sa nouvelle vie, de ne pas lui imposer mon bonheur. Elle se fait de nouveaux amis grâce à son travail et j’en suis heureuse pour elle. Lucie est forte, sociable, elle aime s’entourer de personnes qui vont s’attacher à elle et la préserver de la solitude. Pour ma part, c’est un peu l’inverse, j’attends que l’on vienne à moi, et ensuite je m’adapte au besoin des autres de me voir, j’aime être seule, et je préfère en général les relations en duo.
Lorsque l’été arrive, je m’aperçois que cela fait un an que nous sommes amoureux, Grégoire et moi. Un an que nous partageons nos nuits enflammées, et un quotidien rythmé par nos retrouvailles et nos séparations, qui me tient toujours en haleine de lui. Pas de routine, même s’il est de plus en plus installé chez moi, comme s’il s’agissait d’un chez-nous.
Il me dit souvent qu’il adore mon appartement. Il est petit mais lumineux, très chaleureux avec son parquet dans toutes les pièces. Il part en coup de vent le matin, sans même prendre le temps de boire un café, mais le soir il vient de plus en plus tôt, nous mangeons presque toujours ensemble maintenant, et partager nos repas me comble de joie. Je me surprends à lui préparer de bons petits plats, je cherche des recettes originales et savoureuses, moi qui grignotais le plus souvent seule, sur un coin de table. Petit à petit, je gagne du terrain sur lui, pour nous, pour le partage d’une vraie vie de couple, enfin.
Le soir, il me raconte ses journées, son travail, les gens qu’il côtoie, et je comprends de moins en moins le mystère des débuts. Je n’ai pas l’impression qu’il me cache quoi que ce soit en fait, sa vie est bien remplie et il m’en expose tous les détails, alors je m’apaise au fil des mois, je ne cherche plus à savoir ce qu’il pourrait dissimuler.
Et puis un jour, l’improbable se produit.
Nous sommes vendredi soir, et pour une fois nous prenons le temps de nous balader en ville tous les deux, tranquillement. Grégoire veut m’inviter au restaurant. Ce n’est pas la première fois, mais je le sens un peu fébrile quand je le retrouve.
Il m’embrasse tendrement sur la bouche et prend aussitôt ma main dans la sienne lorsque nous marchons. En temps normal, il n’est jamais démonstratif en public, et cela me touche comme à nos débuts.
– On n’a même pas fêté nos un an, sourit-il.
Je le regarde, surprise, je ne pensais pas qu’il avait compté, encore moins qu’il aurait souhaité marquer le coup !
Je me suis tellement habituée à vivre notre histoire dans l’ombre, qu’une quelconque officialisation, même juste entre nous, me paraît incongrue.
– On pourrait partir un week-end, tous les deux, en Italie par exemple. J’aimerais beaucoup aller à Rome avec toi, qu’est-ce que tu en dis ?
Je m’arrête net de marcher, interdite. Je me tourne vers Grégoire, sans oser formuler ce qui me vient à l’esprit. Il sourit, doux, humble.
– Je sais que je te prends de court, je t’ai répété tellement souvent qu’on était bien, comme ça, à se voir tranquillement chez toi… Mais écoute Elisa, j’ai envie d’un peu plus maintenant. Si tu es d’accord.
Il connaît parfaitement ma réponse, il avait juste envie de me surprendre, et il a réussi. Je me jette dans ses bras, éperdument reconnaissante, amoureuse à n’en plus pouvoir, heureuse aussi d’avoir eu cette patience angélique avec ses exigences, durant tout ce temps. Mon Grégoire, l’homme que j’aime de toute mon âme depuis plus d’un an, commence enfin à s’engager, véritablement. C’est un début, mais ses yeux me promettent tellement plus.
– J’ai simplement quelque chose d’important à te dire, avant. Ça ne va pas être facile pour moi.
Il n’a pas l’air bien, alors je m’inquiète, sa nervosité est contagieuse. Remontent en moi tous les doutes, les incertitudes de nos débuts, mes peurs.
Nous nous installons en silence à une petite table discrète, dans un restaurant italien, justement, pour le clin d’œil et les promesses. Nous restons silencieux. Je regarde Grégoire intensément, gravement, comme pour le prévenir, l’implorer de ne pas trop me blesser, quoi qu’il ait à m’annoncer. Le serveur nous amène rapidement la carte, nous en profitons pour lui commander du vin. Je relis plusieurs fois les plats et menus proposés, mais je suis complètement ailleurs. Je lève la tête vers Grégoire.
– Je prendrai la même chose que toi, je n’ai envie de rien pour l’instant.
J’ai chuchoté, il acquiesce et sourit légèrement.
Il semble attendre un signe, un encouragement de ma part pour se mettre à parler, mais je n’y arrive pas. Mon bonheur actuel est tellement précieux, laisse-le-moi encore un peu !
– Tu es belle, finit-il par me dire en posant sa main sur la mienne.
Il la caresse doucement avec son pouce, comme pour me rassurer. Son regard est confiant, aimant. Alors je fais un petit mouvement du menton vers l’avant. Il peut parler.
– Elisa, je vais te dire pourquoi tu n’es jamais venue chez moi, et pourquoi parfois on ne se voit pas pendant plusieurs jours d’affilée. J’ai eu une autre vie avant toi.
Il sourit comme pour s’en excuser.
– Une belle vie d’ailleurs, je ne regrette rien, mais aujourd’hui c’est compliqué. J’ai connu une fille dont j’étais fou amoureux il y a dix ans, on est devenus avocats la même année. On a vécu tout de suite ensemble, c’était vraiment fort entre nous.
Bon, je respire un peu, même si ça vrille dans ma poitrine, c’était il y a longtemps, je sais bien qu’il a déjà aimé avant moi. Il continue.
– On s’est mariés, et Camille est tombée enceinte juste après. L’année de nos trente ans.
Là, j’accuse le coup. Un prénom, un mariage, un enfant. C’est lourd, cela fait beaucoup d’informations, d’émotions, beaucoup trop d’un seul coup. Mais il continue encore, et j’essaie de garder un visage neutre, pour ne pas décourager ce flot de confidences, lui qui ne me dit rien depuis plus d’un an.
– Théo était magnifique à sa naissance, le plus beau des petits garçons !
Grégoire sourit, et mon cœur se serre. Pourquoi est-ce que je n’ai jamais entendu parler de cet enfant ?
– Camille a voulu reprendre rapidement le boulot, elle n’a même pas pris son congé de maternité, elle culpabilisait par rapport à ses collègues, et puis elle adorait son travail, elle s’ennuyait à la maison en tête-à-tête avec Théo. Enfin, elle ne le disait pas comme ça, mais je comprenais.
Le serveur nous apporte les entrées, Grégoire marque une pause. Je n’ose pas lui poser de questions, je préfère que cela vienne de lui. Je picore dans ma salade, boit une gorgée de vin. Lui ne touche pas au contenu de son assiette, comme perdu dans ses souvenirs, le regard lointain. L’atmosphère de ce petit restaurant est chaleureuse, douce, je suis contente que nous soyons ici, comme si le fait d’être en public pouvait amortir les répercussions de ce que nous sommes en train de vivre. Bizarrement, je me sens sécurisée par la présence légère des autres clients, comme si rien de grave ne pouvait arriver, puisqu’ils ont tous l’air si souriants, heureux, insouciants. Je m’imprègne du brouhaha ambiant, et finis mon verre de vin.
Je culpabilise, car la première pensée que j’ai eue quand Grégoire m’a annoncé la naissance de son fils a été pour moi. Moi qui ne le rendrais pas père pour la première fois, donc. Nous ne partagerions pas cette découverte-là. Je ressens une jalousie instinctive et primaire envers cette femme et cet enfant, cet univers dans lequel je n’existe pas. La voix de Grégoire me ramène à lui.
– La première année de Théo s’est plutôt bien passée. Nous le trouvions très calme, on nous enviait souvent car on ne l’entendait presque jamais pleurer. Et puis nous vivions tous les deux à cent à l’heure avec le boulot, alors ça nous arrangeait plutôt qu’il soit si sage. C’est lors de sa deuxième année que ça n’a plus été du tout. Il a commencé à avoir des troubles du comportement, à se taper la tête contre les murs, il ne fermait plus l’œil de la nuit… Nous étions épuisés, angoissés, on ne comprenait pas ce qu’avait notre bébé. Il ne parlait pas du tout, et mangeait de moins en moins.
Grégoire baisse la tête, je sens que c’est vraiment dur pour lui de me parler de tout ça. Je suis abasourdie qu’il ait su se taire durant si longtemps.
– Il était malade ?
– Nous ne savions pas ce qu’il avait, en fait. On l’a amené voir des tas de spécialistes, et c’était le même refrain qui revenait en boucle : on travaillait trop, sa mère ne s’occupait pas assez de lui, et il manifestait son angoisse de l’abandon comme il le pouvait. Camille a énormément culpabilisé bien sûr, et entre nous ça a été le début de la fin. Chacun reprochait à l’autre son attitude avec Théo, et pour moi c’était facile, vu que le corps médical s’en prenait à la mère ! Elle n’a pas supporté que je ne la soutienne pas. Théo faisait de plus en plus de crises, ça devenait invivable. J’ai fui dans le travail, tête la première. Et je trompais Camille régulièrement, pour oublier la misère de ma vie de père de famille incapable d’assumer.
Son regard devient noir, la blessure est encore vive, ouverte. C’est comme s’il me disait « je t’avais prévenue, je ne suis pas un mec bien », et qu’il capitulait devant sa propre déception. Je plante mes yeux dans les siens, et lui demande de continuer son histoire. J’ai vraiment besoin de savoir comment tout cela finit. Où sont Théo et Camille aujourd’hui ? Quelle place ont-ils dans sa vie ? Dans notre vie ?
– Le diagnostic est tombé l’année d’après. Théo est autiste, Elisa. Nous avions enfin une réponse, ce n’était donc pas de notre faute, mais le mal était fait. Et puis il fallait encaisser ce handicap, ce n’est vraiment pas comme ça que j’envisageais la paternité… On s’est séparés rapidement, il n’y avait plus rien entre nous, on s’était trop déchirés. A partir de là, dès que Camille a su pour Théo, elle s’est investie corps et âme dans sa maladie, seule. Elle a eu sa garde exclusive, je n’ai pas lutté. Elle a arrêté de travailler et entrepris des démarches dans tous les sens pour le prendre en charge de la meilleure manière possible, elle a rencontré des professionnels aux Etats-Unis, en Belgique… Je n’ai pas su la suivre, j’ai continué d’être minable avec eux deux, absent. Je ne comprenais rien aux méthodes psycho comportementales qu’elle mettait en place autour de notre enfant, où il fallait soi-disant être formé pour avoir le droit de s’occuper de lui, je sais juste qu’elle me demandait une fortune tous les mois pour payer les psys qui s’en occupaient. Je crois que j’ai démissionné de mon rôle de père à peu près à ce moment-là. C’est la plus grande blessure de toute ma vie. Et c’est irrattrapable.
Il sourit tristement.
– C’est pour ça qu’avec toi je me sens si bien. Tu as accepté mes silences, mes contradictions, sans me poser de questions, ou si peu, tu m’as apaisé à un point que tu n’imagines pas Elisa, et ce n’était pas gagné ! Je n’ai pas fui mes problèmes, mais cette année si douce auprès de toi m’a permis de commencer à me reconstruire. Le Grégoire que tu connais, jovial, sociable, est un clown triste en fait tu vois… Comme je te l’ai déjà dit, je porte souvent un masque, ça m’aide à tenir le coup !
Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il s’agit tout de même d’une fuite en avant, d’un refus d’affronter ses vraies difficultés. Mais mon rôle ce soir est de le consoler, de lui dire que je le comprends et que je reste son refuge. Il fait preuve d’une grande confiance envers moi, je ne veux pas le décevoir, les questions viendront plus tard.
– Tu ne t’attendais pas à ça, hein ?
– Non, pas du tout. Tu vois Théo de temps en temps ?
– Oui, mais Camille ne veut pas me le laisser seul, je ne connais pas assez ses habitudes. Alors elle vient avec lui et s’installe chez moi quelques jours, puis ils repartent tous les deux.
Je tressaille. Grégoire s’en aperçoit et se reprend aussitôt.
– Elle dort avec Théo, il n’y a vraiment plus rien entre nous, je t’assure. Tu me crois, j’espère ?
Il a l’air vraiment inquiet, alors je le rassure, moi aussi je porte un masque ce soir. Toutes ces nouvelles que je dois apprivoiser, faire miennes, me soulagent presque finalement. Je ne vois rien qui mette vraiment en danger notre relation, au contraire même, puisqu’il m’a tout raconté. Il n’aime plus Camille, c’est évident. Et je ne me sens pas menacée par la présence de Théo dans sa vie. Je dois simplement faire taire cette insupportable jalousie qui continue de s’immiscer en moi dès je pense à cette famille que Grégoire a un jour formée. J’ai honte de ressentir cela, je me sens petite, minable. Mais impossible de faire autrement, je ne peux pas ignorer ce pincement familier au creux de ma poitrine, celui que je ressens toujours lorsque je me sens menacée dans l’exclusivité de l’amour de ceux que j’aime. Trop possessive, même en amitié, me disait Lucie. Je le sais bien, mais c’est comme ça, je suis comme ça.
Il faudra donc que j’accepte la présence de Théo dans la vie de Grégoire, dans son cœur, ses préoccupations, et que je le soutienne qui plus est. Ses aveux sont comme un appel, un message qu’il m’envoie pour que je porte avec lui cette histoire trop lourde, que je retisse du lien pour lui avec son fils, ce fils qui ne m’appartient pas.
Nous n’avons pas touché au plat, je me sens fatiguée, lasse d’un seul coup. J’ai envie de rentrer, la salle du restaurant qui me paraissait si accueillante tout à l’heure me déprime, les clients parlent trop fort, et l’heure avançant les odeurs de cuisine et les mouvements incessants de va-et-vient me donnent le tournis. Grégoire semble lire dans mes pensées.
– On y va ?
Il règle l’addition rapidement, me prend par la taille et nous marchons en silence jusqu’à mon appartement. En arrivant, avant même d’allumer la lumière je lui demande pourquoi nous n’allions pas chez lui les jours où il était sûr que Camille et Théo n’y seraient pas.
– Parce qu’il y a leurs affaires qui restent là, des jouets, la chambre de Théo surtout… J’aurais dû t’expliquer, et avant ce soir je ne pouvais pas. Ce n’est vraiment pas une partie de ma vie dont je me sente fier. Je ne parle pas de mon petit garçon, bien sûr, mais de moi, de ma réaction, tout ce que je n’ai pas su faire.
Je lui caresse la nuque tendrement.
– Dis-moi ce que tu aimes chez Théo…
Grégoire est touché par ma question, il soupire, prend son temps pour me répondre.
– J’aime sa patience quand il aligne ses petites voitures, toujours dans le même ordre, par couleurs, puis par tailles… J’aime sa bouille chiffonnée du matin, ses cheveux ébouriffés… J’aime les moments, si rares, où je parviens à croiser son regard. J’aime aussi quand il attrape ma main pour me montrer quelque chose qu’il aime. Il ne me fait pas encore de câlin, mais ça viendra, peut-être. Il n’accepte que le contact de sa mère.
– Tu crois que je pourrais le rencontrer, un jour ?
– Je ne sais pas. Oui, sûrement.
Grégoire semble me dire qu’on n’en est pas encore là, et il a probablement raison.
Pour une fois, nous nous allongeons sagement l’un à côté de l’autre, sans nous toucher. Je m’endors rapidement, et me réveille à 6h30 du matin, lorsque j’entends la porte d’entrée se refermer sur Grégoire.
Chapitre 8
Guillaume est en train de réparer un robinet qui fuit lorsque son téléphone sonne. Il s’essuie les mains et répond. J’aide Rose à faire ses devoirs, elle ne comprend pas bien dans quels cas il faut écrire « son » ou « sont », alors je reprends patiemment mes explications.
– Quoi ? … Non, non, non…
L’accent désespéré et les sanglots sourds dans la voix de mon mari me glacent. Je laisse tomber le cahier de grammaire de Rose par terre en me levant précipitamment, je cours vers Guillaume et cherche à capter son regard. Son visage est dévasté, il ne me voit pas.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Guillaume, je t’en supplie, qu’est-ce qu’il se passe ?
Il me regarde enfin, les yeux plein de larmes.
– Mon père est mort.
Je me fige, sidérée. Guillaume raccroche et s’effondre dans mes bras en sanglotant silencieusement. C’est la première fois en quinze ans que je le vois dans cet état. Rose est paniquée de voir son papa pleurer, son visage tremble, je crois qu’elle a compris. Je refuse de croire à cette nouvelle épouvantable. Mon beau-père était en pleine forme, à soixante-quatorze ans il ne prenait aucun médicament et cultivait son potager toute la journée.
– Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Chéri, dis-moi.
– Il s’est fait renverser par une voiture en sortant de chez lui, voilà, l’accident con ! … C’est pas possible ça, c’est pas possible !
Je ne peux pas y croire. Guillaume adorait son père, nous aimions tous cet homme joyeux, sincère, chaleureux. C’est de lui que mon mari tient cette humanité profonde que j’aime tant chez lui. Je suis abattue et révoltée par l’absurdité de la vie. Cet évènement n’a aucune justification, aucun sens !
Guillaume est sous le choc, il part à l’hôpital pour voir son père une dernière fois, je reste à la maison avec les enfants. Il m’incombe une lourde tâche avec eux, et je ne me sens pas prête, je ne sais pas comment leur dire que leur papi adoré est mort, qu’ils ne lui feront plus de câlins, qu’il ne leur apprendra plus comment attraper les vers de terre pour faire peur à leur mère, ni comment arroser les salades, ou planter des graines pour voir fleurir les capucines et les œillets au printemps.
Je me sens si triste, et angoissée. Cette mort inattendue fait ressurgir de vieux démons en moi. Ma vie a-t-elle un sens, au fond ? On peut tous finir sous une voiture, au cours d’une belle journée. Je regarde mes enfants, et me persuade que grâce à eux, je suis un peu utile, et qu’ils me survivront.
Je n’utilise pas les mêmes mots pour Rose et Adrien. Ma fille est si fine, sensible, elle comprend que son grand-père est mort, mais elle a besoin de savoir que malgré tout une issue reste possible. Ce caractère définitif est inenvisageable pour elle, parce qu’il signifie qu’un jour maman aussi sera absente pour toujours, et papa. Et à neuf ans, c’est juste insupportable d’imaginer cela.
– Papi est au ciel maintenant, maman ?
– Oui ma chérie, papi est au ciel.
– On ne le reverra plus jamais ?
Sa voix déraille, son petit menton tremble. Mon amour, j’aimerais tant t’épargner ce chagrin !
– Non, Rose, on ne le reverra plus. Mais on va le faire vivre très fort dans nos cœurs, en pensant à lui et en parlant de lui, en riant même ! Papi adorait rire, et il ne voudrait surtout pas voir sa petite-fille si triste… Nous avons beaucoup de peine, alors on a le droit de pleurer, mais il ne faudra pas que cela dure indéfiniment. Papi veut que nous soyons heureux.
Rose opine, elle comprend.
– Mais qui va s’occuper de Tim ?
Tim est le chien de mon beau-père, un vieil épagneul que mes enfants adorent.
– Je ne sais pas ma douce, peut-être qu’on le recueillera ?
J’ai répondu sans réfléchir, et je vois le regard de Rose s’éclaircir, enfin un peu de douceur dans ce brouillard de tristesse. C’est la bonne décision, malgré mes réticences à avoir un chien, nous l’adopterons. Rose part dans sa chambre, et crée un dessin magnifique, coloré, joyeux, qui représente son grand-père entouré d’anges, d’étoiles et d’arc-en-ciel. Je suis émue par ce dessin d’enfant naïf, j’ai envie de m’accrocher à cette pureté, à cet espoir.
Avec Adrien, c’est un peu plus compliqué. Il a du mal à comprendre que son papi soit parti sans lui dire au revoir, il est en colère. J’ai beaucoup de mal à le calmer, lui faire accepter l’inacceptable. Adrien n’a pas encore atteint cet âge « raisonnable », celui où l’on distingue clairement ce qui est réel de ce qui ne l’est pas, il mettra plusieurs mois à s’apaiser par rapport à cette première rencontre avec la mort. Tous les samedis il réclame son papi, et le potager, et nous devons à chaque fois lui expliquer que son grand-père ne reviendra pas. C’est à la fois touchant et épuisant.
Guillaume rentre tard dans la soirée, complètement sonné, abattu. Il ne veut pas me parler de son père, et je ne le questionne pas, je comprends son besoin de silence. L’enterrement a lieu quelques jours plus tard, et mon mari entame un processus de deuil qui va durer de longs mois.
Je m’efforce de le soutenir du mieux que je peux, même si je vacille aussi, par moments. C’est long ! C’est bien trop long tout ce temps où je dois être forte, où je n’ai pas le choix ! Je n’ai pas l’habitude de porter comme cela le navire familial, et je m’épuise. Nous nous retrouvons peu dans l’intimité Guillaume et moi, le désir en lui a reflué, comme une mer calme, sans houle. Nous donnons le change pour les enfants, pour la vie de famille, les sorties, mais la plupart du temps le cœur n’y est pas.
Pour la première fois, je me dis que mon mari a vieilli. Il a perdu une part d’insouciance, il est plus grave, plus sérieux qu’avant. J’espère au fond de moi qu’il ne perdra pas plus, je guette les signes d’une vraie dépression, mais je crois qu’il est en train de s’en sortir. Le décès de son père l’a tout simplement profondément et durablement bouleversé.
Nous en parlons assez peu, et je pense que Guillaume apprécie ma discrétion, ma présence constante, il sait qu’il peut compter sur moi. Nous décidons de partir en vacances l’été suivant, et ce séjour loin de nos murs nous fait un bien fou. En rentrant chez nous, un air de renouveau se fait sentir, je sens que Guillaume va mieux, et je m’autorise enfin à déposer un peu les armes.
L’hiver suivant est doux, apaisant, nous pansons nos blessures, nous nous retrouvons. L’équilibre semble revenu dans la famille.
C’est dans ce contexte tranquille que l’inimaginable, l’indicible va ressurgir dans ma vie.
Je ne travaille pas aujourd’hui, et je décide d’en profiter pour me retrouver un peu, marcher en ville, faire les magasins, ça fait longtemps que je ne me suis pas accordé ce petit plaisir ! Je culpabilise tout le temps dès que je m’occupe de moi seule, et je sens qu’après toute cette période à prendre soin des autres, de Guillaume, mon équilibre est en jeu. J’ai besoin d’être à nouveau un peu égoïste, de me rassembler pour mieux les retrouver.
Il fait un temps magnifique, le printemps est décidément ma saison préférée. Je décide de ne pas mettre de collants, et je sens l’air neuf, vivifiant et doux à la fois, jouer sur mes jambes, c’est absolument délicieux. Mes courses sont agréables, je les consacre à des achats autant futiles qu’essentiels ou éphémères, des produits de beauté, un livre, des vêtements… Je décide de prolonger le plaisir, et je m’installe en terrasse avec mes paquets, seule, libre. Je cale mes lunettes de soleil sur mon nez et sors un roman de mon sac. Le serveur m’apporte mon thé, j’étends mes jambes devant moi, relaxée. Instant parfait.
J’ignore pourquoi je lève la tête à ce moment-là, je ressens une présence, un regard.
Je me fige instantanément, et mon cœur, oui mon cœur durant quelques secondes semble attendre de savoir s’il peut battre à nouveau. Je me sens pâlir. L’homme qui produit cet effet sur moi semble dans le même état, statufié. Il n’a pas beaucoup changé, du moins me semble-t-il, de loin. Ses cheveux sont toujours bruns, sa silhouette longue et élancée, son visage… Son beau visage n’exprime pas grand-chose, mais il semble marqué, fatigué.
Je calcule rapidement l’âge qu’il doit avoir maintenant, nous avions douze ans d’écart, il a donc cinquante-et-un ans. Cela fait plus de quinze ans que nous ne nous sommes pas vus. Grégoire se lève doucement, sans me quitter des yeux. Il s’avance vers ma table, et lorsqu’il arrive à ma hauteur me dit bonjour dans un souffle.
– Elisa…
Sa voix me retourne le cœur.
Il s’assied à côté de moi, je n’ai toujours pas dit un mot, j’en suis bien incapable. J’avale ma salive péniblement, tourmentée par ce flot d’émotions qui afflue enfin en moi. Mon état de sidération s’estompe un peu, je pensais tellement ne jamais le revoir ! Je l’avais enfoui si loin !
Je tourne enfin la tête vers lui, et nous nous regardons fixement, en silence, perdus dans l’échange de nos âmes et de nos souvenirs.
1 réflexion au sujet de “La nuit sur les toits – Chapitres 7 et 8”