Roman feuilleton

La nuit sur les toits – Chapitres 16 et 17

Plongez-vous dans les tourments d’Elisa…

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LA NUIT SUR LES TOITS

Chapitre 16

Pour la première fois depuis longtemps, ce soir j’accepte de me confronter au souvenir de cette épreuve, cet avortement subi alors que j’aimais tant le futur père de ce bébé surprise. J’ai quitté Grégoire parce que je voulais mourir, parce que je n’étais plus en capacité d’aimer qui que ce soit, et je pense aujourd’hui qu’il en a profondément souffert, lui aussi.

Je ne lui en veux plus, si tant est que j’ai pu lui en vouloir un jour. Je savais par son histoire qu’il n’avait pas le choix non plus, il ne pouvait pas se projeter dans cette grossesse, ni accepter cet enfant. Si je l’avais gardé, c’est lui qui m’aurait quittée. Nous étions condamnés. Pour autant, il n’y a pas eu de désamour entre nous, il y a juste eu cette fin violente, imposée par le cours des événements et ce que nous en avons fait.

Je suis étonnée de retrouver Grégoire avec tant de facilité, si peu de ressentiment. Comme si nous reprenions le cours de nos vies avant cet échec, comme une erreur de parcours qu’il faudrait rectifier. Je suis devenue mère, aussi. Et même si quelque part en moi un petit ange bouclé existe à jamais, vivre pleinement et sereinement mes grossesses, profondément désirées, à deux reprises, m’a probablement apaisée, comblée.

Je n’en veux plus à Grégoire, je comprends ses tourments d’alors, je sais qu’il n’a pas agi par égoïsme, je sais qu’il a souffert peut-être autant que moi. Nos retrouvailles sonnent comme une réparation, un cadeau. C’est pourquoi j’ai tant de mal à renoncer à lui, malgré tout mon amour pour Guillaume.

« Bonjour Elisa, j’aimerais parler 5 mn avec toi, tu es libre ? »

Libre non, mais je pensais à toi, je pense tout le temps à toi, maintenant. Alors je réponds, je ne peux pas faire autrement.

« Appelle-moi dans une 1h si tu veux »

Exactement une heure plus tard, la voix de Grégoire, troublante, émouvante, retentit dans mes oreilles. Notre conversation est paisible, longue, nous nous réapprivoisons doucement. Le bien-être provoqué par ce petit coup de fil se répercute en moi indéfiniment, toute la journée. Les échos de nos mots simples résonnent, rebondissent, me font du bien. Pas de tension, pas de frustration, pas de manque non plus, pas encore. L’équilibre est précaire, mais l’espace d’un échange, nous l’avons trouvé.

Je me raccroche au fait que nous restons physiquement éloignés l’un de l’autre pour ne pas trop culpabiliser vis-à-vis de Guillaume. Je suis de moins en moins dupe de mes sentiments pour Grégoire, il avait raison l’autre jour, bien sûr que nous nous aimons toujours. Mais d’un amour impossible, invivable au vu de ce que nous sommes devenus. Il faut l’accepter, sous peine de devenir fous. Nos voix mêlées, nos partages et nos discussions, comme celle que nous venons d’avoir, devront nous suffire. Il le faut.

Soudain, prise d’une idée fixe, je me mets à fouiller dans mes vieilles boîtes en carton, dans lesquelles je garde des souvenirs d’une autre vie, je ne sais même plus ce qu’il y a dedans. Je ne me souviens pas d’avoir jeté le collier que Grégoire m’avait offert, et j’éprouve une furieuse envie de le porter, comme pour remettre concrètement dans mon présent ce qui aurait dû ou pu y rester. Je ressens un besoin irrationnel de sentir physiquement, symboliquement une part de Grégoire sur moi. Je trouve beaucoup de choses dans ces boîtes, mais pas de collier. Je n’ai presque plus rien de cette époque en fait, je me souviens juste de lui avoir rendu sa bague, et dans ma douleur j’ai probablement jeté plus d’affaires que ce que je pensais.

Au moment de remettre en place le couvercle, un petit éclat doré attire mon attention tout au fond, sous des papiers. C’est le collier. Grosse vague d’émotions contradictoires lorsque je le prends dans mes mains, puis l’accroche autour de mon cou. Il est toujours aussi joli. Je contemple, rêveuse, la femme que je suis devenue depuis la dernière fois que ce bijou a orné mon décolleté. J’étais si jeune alors, et pleine de désespoir. J’avais dû l’enlever à la demande de l’anesthésiste avant le curetage, le port de bijou étant interdit au bloc opératoire pour des raisons d’hygiène. Je ne l’ai jamais reporté depuis.

Quand j’enclenche le petit fermoir derrière ma nuque, c’est comme si j’accrochais le chaînon manquant de ma vie entre ces deux périodes, comme si je n’avais pas trébuché. Je soupire profondément. Ce collier refait partie de moi. Par curiosité, je soulève les papiers qui le recouvraient au fond de la boîte, et mon cœur tressaille, mes yeux s’emplissent de larmes immédiatement. Ce sont les images de l’échographie de notre enfant, de cet enfant qui aurait quinze ans aujourd’hui. Mon ange bouclé qui n’a jamais vu le jour.

Je range les cartons, défaite. Cela fait beaucoup trop d’émotions, de souvenirs si douloureux que j’en suffoque encore. Mais paradoxalement cela me fait du bien aussi de m’y confronter, depuis toutes ces années je n’avais jamais eu le courage d’affronter aussi directement ces événements les plus noirs de ma vie. Comme si j’exorcisais mes tourments.

Les quelques jours suivants, je continue mon pèlerinage solitaire et secret à travers mon passé. Je reconvoque courageusement le déroulement des faits, nos reproches mutuels, le sens de toute notre histoire. J’espère avoir le cran d’aborder tout cela avec Grégoire lors de nos prochaines conversations. J’en ai besoin.

Nous nous rappelons deux jours plus tard. Je suis en pause déjeuner dans mon bureau, seule, tranquille. Grégoire est au tribunal, entre deux audiences.

– C’est bon de t’entendre.

Je souris.

– Pour moi aussi.

– Je n’arrête pas de penser à nous depuis quelques jours, de refaire le film de notre séparation, j’essaie de trouver une issue, une autre fin, et je nous imagine aujourd’hui, quelle vie nous aurions…

Je reste sans voix. Si ce n’est pas de la transmission de pensée !

– C’est fou que tu me dises ça, moi aussi je suis en plein dans les souvenirs, même les plus difficiles je t’avoue, et j’avais tellement envie de t’en parler…

– Tu peux me dire tout ce que tu ressens Elisa, tout ce que tu n’as pas pu me dire à l’époque. J’ai été dévasté quand tu m’as quitté, mais en même temps je comprenais. Je t’ai demandé quelque chose d’inconcevable, de monstrueux, mais je ne pouvais pas faire autrement. J’en étais incapable.

– Avec le recul, tu penses que tu …

Je m’arrête, je ne peux pas lui poser cette question, c’est trop cruel. Il me répond cependant.

– J’ai des regrets. Ma vie ne se serait probablement pas déroulée comme je l’aurais souhaité si nous avions eu cet enfant, mais je me dis qu’en agissant comme je l’ai fait, de toute manière j’ai tout perdu, alors… On ne refera pas l’histoire Elisa. La seule chose qui m’apaise un peu aujourd’hui, c’est de constater que je n’ai pas totalement gâché ta vie, tu t’es reconstruite, même si ça a été encore plus douloureux que ce que j’imaginais.

– Donc si j’avais décidé de garder ce bébé ?

– Je serais parti, tu le sais. Je ne voulais plus être père.

– Encore aujourd’hui, tu prendrais la même décision ?

– Je ne sais pas…

– Il aurait eu quinze ans…

Ma voix se brise.

– Oh, mon amour… Je voudrais tellement pouvoir te consoler, te prendre dans mes bras, je voudrais tellement pouvoir effacer cette peine…

– C’est ce que tu es en train de faire, Grégoire. Ça va aller, je t’assure, ça me fait du bien de pleurer avec toi.

– Tu ne veux toujours pas me revoir ?

– Bien sûr que si je veux. Mais je ne le ferai pas. Je t’aime, et je sais que tu me comprends. Ne me tente pas, je t’en supplie.

Grégoire soupire, je suis presque sûre qu’il est en train de passer une main dans ses cheveux, comme toujours lorsqu’il est contrarié.

– Je suis content d’avoir pu reparler de tout ça en tous cas. Et promets-moi que tu le referas dès que tu en ressentiras le besoin. Moi aussi ça m’a libéré.

– D’accord.

– D’accord quoi ?

– Je te promets.

– Bon, tu penseras un peu à moi ?

– Grégoire, je pense tout le temps à toi. Même quand je ne devrais pas.

Il rit, taquin.

– C’est-à-dire ? Dans ta baignoire par exemple ?

– Par exemple…

Je ris avec lui, on se cherche, on se provoque, comme avant… Je mets fin à la conversation avant que mon désir ne devienne incontrôlable, je ne veux pas céder, je ne le reverrai pas.

– A bientôt Grégoire.

– A bientôt mon Elisa.

Est-ce que je suis encore son Elisa ? Vraiment ? Est-ce qu’on ne serait pas en train de se jouer une jolie comédie tous les deux ?

Quand Guillaume rentre, le soir même, je suis prise d’une espèce de malaise. Je ne vais pas pouvoir continuer à jouer comme ça, en tous cas.

– Ça n’a pas l’air d’aller, ma chérie ? Tu as eu une journée difficile au travail ?

Il est plein de sollicitude à mon égard, et cela ne fait que renforcer mon mal-être. Je prétexte une grosse fatigue pour m’isoler, prendre un bain et réfléchir, face à moi-même. L’eau chaude me détend instantanément. Je ferme les yeux, enivrée par les vapeurs de lavande de mon bain moussant. Je repense à ma conversation avec Grégoire, eh oui une fois de plus je pense à toi dans mon bain, mais cette fois-ci pas de douces rêveries, je suis lucide et bien décidée à me remettre sur les rails, les bons, ceux de ma vraie vie, pas ceux qui m’ont fait dérailler il y a quinze ans. Guillaume, Rose et Adrien, sont ma raison de vivre, la seule. Je m’en persuade. Il faut que ça soit comme ça !

Mon mari me rejoint un peu plus tard, mais je fais semblant de dormir, j’ai encore besoin d’être seule avec moi-même dans ce long processus de remise en question. Remettre à plat les choses avec Grégoire m’a fait beaucoup de bien, c’est une certitude. Mais je dois m’en tenir là et ne pas vouloir plus. Nous n’avions pas vraiment fini notre histoire, en tous cas pas complètement, pas correctement. J’ai le sentiment que nous venons de le faire, rideau, le spectacle est fini.

La première chose que je ressens en me réveillant le lendemain matin est le poids léger du collier autour de mon cou, je ne m’y suis pas encore réhabituée. Aussitôt mes doutes reviennent. En toute logique, je devrais remiser ce collier au fond des cartons puisque j’ai décidé d’en finir avec ces retrouvailles infiniment longues avec Grégoire. Sans réfléchir, je détache le fermoir et dépose le bijou rapidement dans le tiroir de ma table de nuit. Comme ça je ne le porte plus, mais il reste quand même près de moi, j’y vais par étapes.

Dans la matinée je reçois un sms de Grégoire.

« Comment vas-tu ce matin ? Envie de t’entendre, appelle-moi dès que tu peux. Je t’embrasse. »

Je l’efface aussitôt et tente de ne plus y penser. Je me concentre sur mon travail, mes collègues, et la journée passe plus vite. Je retrouve mon mari l’esprit un peu plus clair le soir, je me sens légère. J’ai tenu bon, et je suis fière de moi.

 

Chapitre 17

Dimanche de joie aujourd’hui, c’est la fête des mères !

Des petites mains impatientes grattent à la porte de notre chambre, Guillaume s’éclipse et je feins de dormir pour ne pas gâcher leur plaisir. Un quart d’heure plus tard, oh miracle, mon petit déjeuner m’est servi au lit, les tartines sont beurrées, le thé infusé, le kiwi découpé, et ma fille a même dessiné des cœurs sur la serviette en papier. Ils déposent leurs cadeaux auprès de moi et me couvrent de bisous, leurs petits bras doux serrés autour de mon cou.

– Bonne fête maman !

Une avalanche d’amour m’emporte, c’est si bon. Les petits poèmes récités maladroitement, leurs hésitations, les cadeaux emballés avec des bouts de ficelle, les dessins colorés remplis de cœurs et de papillons, toutes ces petites touches de tendresse m’emplissent le cœur d’un sentiment de plénitude, de reconnaissance. Je me sens tellement chanceuse de vous avoir, mes amours ! Vous voir grandir est le plus beau des cadeaux.

Guillaume met un point d’honneur à me dorloter aussi, et la journée s’écoule comme un rêve. Nous passons l’après-midi à la mer, les enfants barbotent les pieds dans l’eau, cherchent des coquillages, on a tous le teint frais et coloré lorsque nous rentrons. Je leur demande de bien essuyer le sable sous leurs pieds avant de rentrer dans la voiture, et je m’installe après avoir bouclé leurs ceintures de sécurité. Guillaume démarre la voiture, quand une petite sonnerie discrète retentit dans mon sac.

– Tu as un message, me dit-il.

– Oh, je regarderai plus tard. On a ce qu’il faut pour le dîner ?

– Aujourd’hui ce n’est pas ton problème ! Je gère.

Guillaume assure vraiment son rôle jusqu’au bout. Le jour de la fête des mères, je ne touche pas une casserole ! J’essaie de me détendre durant le trajet, mais je reviens sans cesse par la pensée vers mon téléphone. Je m’empêche de regarder qui m’a envoyé ce message, je veux être capable d’attendre au moins jusqu’à la maison, d’être seule. Je me prépare. Si c’est Grégoire, je dois trouver la force de ne pas lui répondre.

« Une pensée particulière pour toi aujourd’hui. C’est ta journée. Je t’envoie tout mon amour. »

Je fléchis à la lecture de ces mots. Je suis touchée en plein cœur. Je ferme les yeux en effaçant le message. Ne pas répondre. Pas maintenant. Jamais.

Les jours suivants, Grégoire ne cherche pas à me recontacter. Je sais qu’il a une semaine chargée, et puis je pense qu’il n’a pas vraiment réalisé que je ne lui répondais plus. Il va réessayer, je le sais. Le message suivant arrive le vendredi soir, pressant.

« Voilà plus d’une semaine que nous ne nous sommes pas parlé. Je suis impatient. Appelle-moi ! »

Je comprends que mon attitude n’est pas lisible pour lui, alors je lui envoie un petit message d’explication, que j’essaie de rendre le moins dur possible.

« Grégoire, je suis très heureuse d’avoir eu cette conversation avec toi la dernière fois, ça m’a vraiment fait du bien. Mais comme je te l’ai déjà dit, t’avoir à nouveau dans ma vie est compliqué. Pour l’instant restons comme cela. Je continue de penser à toi mais reprenons chacun le cours de nos vies, comme avant… Je t’embrasse fort. »

Sa réponse ne se fait pas attendre.

« Tu ne veux plus que l’on s’appelle ? »

« Oui, je pense que c’est mieux comme ça, pour toi comme pour moi »

Je guette sa réponse, je me dis qu’il va sûrement protester, argumenter, mais une heure plus tard je n’ai toujours pas de message. J’espère qu’il ne m’en veut pas trop, je suis déjà assez mal comme ça. Avant d’éteindre ma lumière, j’ouvre le tiroir de ma table de nuit et en sort le collier. Le petit diamant scintille comme une étoile, je le serre dans ma main et le repose, indécise. Maintenant que j’ai congédié Grégoire, je peux m’autoriser à rêver de nouveau, ce n’est plus dangereux. L’avoir éloigné de moi me redonne de l’air, me permet de respirer un peu plus librement au sein de ma famille.

Les jours passent, et mon portable n’affiche plus de messages interdits. Je le surveille de moins en moins, jusqu’au jour où j’ai l’impression de m’en être enfin affranchie. Je continue de penser à Grégoire régulièrement, mais ce n’est plus étouffant comme lorsque nous venions de nous retrouver. Juste un pincement au cœur, un manque discret qui sait se faire oublier. Savoir qu’il m’aime toujours me suffit.

Un lundi matin, au bureau, en allumant mon ordinateur je m’aperçois que cela fait presque un mois que je n’ai plus eu de nouvelles de Grégoire. Il a respecté ma demande, et certains jours, comme aujourd’hui, j’en suis triste. Je suis pleine de contradictions, car même si je me sens soulagée de ne plus mentir à Guillaume, au fond de moi le manque grignote, gagne du terrain. Je repense alors à Grégoire, et mes humeurs vont et viennent comme le ressac d’une mer, je suis à nouveau perdue. J’attends, je me dis que tout ça va bien finir par passer, je n’ai pas le choix.

Presque chaque midi maintenant, je choisis de déjeuner sur place au bureau, cela me fait gagner du temps et je rattrape le retard accumulé sur mon temps partiel. Mon poste étant resté conçu pour un cent pour cent je suis souvent débordée et je préfère sacrifier ma pause méridienne que de partir plus tard le soir, c’est mieux pour les enfants. Guillaume me dit souvent que je me fais exploiter, mais l’idée d’affronter mon patron me fatigue d’avance, alors je reste sur ce fonctionnement un peu bancal.

Lorsque l’on toque des coups discrets à ma porte, je m’apprête à mordre dans mon sandwich. Je réponds « Entrez » rapidement, et ma collègue ouvre la porte, tout sourire.

– Tu as de la visite, me dit-elle en s’effaçant.

Elle referme la porte sur Grégoire, qui reste debout, un peu emprunté, comme gêné d’être là. Sa présence soudaine et inattendue emplit l’espace de mon bureau, envahit mon air, me coupe la respiration. Il me dit bonjour de loin, me regarde intensément. Sans réfléchir, dans un élan totalement instinctif je me lève alors brusquement, fais le tour de mon bureau et me serre contre lui. Lorsque je m’en rends compte il est trop tard, Grégoire a refermé ses bras autour de moi, je suis dans sa chaleur, je retrouve son odeur envoutante, je hume la peau de son cou, je me fonds en lui. Nos corps sont collés l’un à l’autre, soudés, et nous restons un long moment comme cela, incapables de bouger. Sentir ses mains caresser doucement mon dos à travers mon chemisier, ses lèvres frôler mes cheveux, son torse contre ma poitrine, je suis emportée, enivrée, je vis un tourbillon de sensations perdues et retrouvées, mon refuge absolu à portée de main, de cœur, de corps, je ne sais plus où j’en suis.

Je l’embrasse dans le cou, il répond et je sens ses lèvres se rapprocher des miennes, son souffle tiède tout contre le mien. Je défaille, ma gorge se serre, on doit arrêter tout de suite ! Je m’écarte un peu de lui, détourne la tête. Nous tremblons tous les deux.

– Voilà, voilà pourquoi je ne voulais plus te revoir. J’étais sûre que je n’y arriverais pas.

– Que tu n’arriverais pas à quoi ?

– A te résister…

Je souris, mais il sait que je ne joue pas, je ne flirte pas avec lui. Je suis réellement empêtrée dans mes sensations, mes sentiments, je ne sais plus comment m’en sortir, à nouveau.

– Je passais voir un client dans le quartier, et je n’ai pas pu faire autrement, c’est comme si une force me poussait vers toi. Je suis désolé, je sais que tu m’as demandé de rester loin, mais je n’y arrive pas, tu me manques trop… Je ne peux pas me contenter de penser à toi, maintenant que je sais où tu es !

– Mais qu’est-ce qu’on va faire ? Grégoire, ce n’est plus comme il y a quinze ans, je ne suis plus cette jeune femme et tu n’es plus cet homme-là, nos vies ont changé, on ne peut pas faire comme si tout ça ne comptait pas !

– Je sais !

Son visage tourmenté et impatient m’émeut, parle à mes luttes intérieures, je vois qu’il vit les mêmes.

– Tu as failli m’embrasser, à l’instant.

Je parle à voix basse, et il me répond sur le même ton.

– Je sais. Et j’en ai toujours très envie.

Je ferme les yeux sur cette torture insoutenable. Ne plus voir ses lèvres qui m’appellent, ses yeux brûlants de désir, résister. Je sens sa chaleur, il s’est à nouveau rapproché de moi, se penche, tendre.

– Grégoire, non…

J’ai des larmes plein les yeux, alors il se recule, s’excuse.

– Je vais partir, je vais te laisser tranquille. Je suis désolé Elisa.

Il prend ma nuque dans sa main, la serre, et m’embrasse sur la tempe, longuement.

Lorsqu’il quitte la pièce, je reste dans la même position, imprégnée de lui, et je ressens encore longtemps sa bouche sur ma peau, comme une brûlure. Mon corps s’est enflammé à son contact. L’abîme est de nouveau sous mes pieds.

Le soir même, je reçois un sms de sa part.

« Pardon encore pour cette intrusion, mais je ne regrette rien. Sentir ton corps contre le mien, ton odeur, cette impression de t’avoir retrouvée… C’était si bon »

Je suis encore sous le charme de sa visite, et son message me parle, je me laisse un peu aller aussi.

« J’ai tellement aimé me blottir dans tes bras. Ce baiser que j’ai refusé, je l’ai imaginé cent fois depuis que tu es parti. Tu me rends folle ! Il faut me laisser ! »

Sa réponse me fait sourire.

« Te laisser… comme si j’en étais capable, mon ensorceleuse ! »

« C’est ma faute, alors ? »

Nos échanges redeviennent plus légers, plein de sous-entendus. Nous nous envoyons encore une dizaine de messages, du tac au tac, et puis j’y mets fin à regret parce que j’entends Guillaume rentrer. J’ai de nouveau basculé dans l’inconfortable, le mensonge. Si mes résolutions s’évanouissent aussi facilement, je ne vois pas comment tenir la ligne de conduite que je m’étais sagement fixée. Irréaliste !

Seule la présence de Guillaume m’y ramène, inexorablement. Il n’y a que lorsque nous sommes ensemble que j’arrive à chasser Grégoire de mes pensées. Et encore, pas toujours. De l’extérieur, je me dis que je vis un vulgaire adultère. Mais de l’intérieur, c’est tellement différent ! Grégoire est l’amour de ma vie, ou l’a été, je ne sais plus. Je ne l’ai pas cherché, je n’ai pas voulu le reséduire, je lui ai même demandé de sortir de ma vie, deux fois ! Le problème vient de ce qu’une partie de moi autorise tout cela, légitime cette présence amoureuse, malgré mon mariage et mes enfants. Dans un sens, notre histoire passée transcende tous les interdits, comme si notre amour justifiait tout.

A partir de ce jour, je recommence à accepter les messages de Grégoire, je les attends même, je les espère, et nous reprenons nos conversations clandestines comme deux réfugiés. Assoiffés de ce besoin de plus en plus lourd, pressant, nous parlons de nos vies, nous raccordons nos histoires, par petits bouts, par bribes, des années passées l’un sans l’autre.

Tant que nous ne franchissons pas cette ligne sacrée des retrouvailles physiques, je me dis un peu hypocritement que nous ne faisons rien de mal. De temps en temps, je pense à la femme de Grégoire, je me dis que je n’aimerais pas être à sa place. Mais elle ne sait rien, et nous n’avons pas même échangé un baiser, alors… Il ne m’a encore jamais parlé d’elle, et mon espèce de jalousie irrationnelle m’empêche de lui poser des questions. Un jour, pourtant, au détour d’une conversation téléphonique, j’en apprends un peu plus.

– Elisa, je vais bientôt raccrocher, je t’appelle de chez moi et ma femme ne va pas tarder à rentrer.

– Oui, bien sûr je comprends.

– Je n’ai jamais pu lui parler de toi, alors elle ne comprendrait pas toutes ces conversations…

– Tu sais, mon mari connaît ton existence et il ne comprendrait pas non plus !

Il ne m’écoute pas et poursuit sur sa lancée.

– Elle est fragile, je n’ai pas envie de lui faire de mal. J’ai déjà fait souffrir bien assez mon entourage dans ma vie, alors je fais attention.

– Tu n’as aucune raison de la faire souffrir, on a un accord tous les deux !

– Ah bon ? Unilatéral alors, moi je n’ai rien signé.

– Tu sais très bien ce que je veux dire, on peut rester en contact tant qu’on ne se voit pas, c’est ça la base de notre accord.

– C’est une torture. Je veux te voir Elisa.

– Et tu serais capable de rester près de moi sans me toucher, sans m’embrasser ?

– Bien sûr que non !

J’éclate de rire.

– Tu vois ! J’ai raison, c’est la seule solution pour épargner notre entourage, et puisque tu ne veux pas blesser ta femme tu dois te tenir loin de moi.

– Si elle ne sait rien, je ne vois pas en quoi je la blesse. Mes sentiments pour toi sont nobles Elisa, tu le sais, si je voulais simplement m’envoyer en l’air ça fait longtemps que ça serait fait !

– Tu as toujours autant de succès je suppose ?

Une pointe d’ironie dans ma voix le fait réagir au quart de tour.

– On serait jalouse ? Tu m’en vois flatté, mais je te rappelle que tout ça ne dépend que de toi… Si tu savais comme elles me fatiguent, les petites stagiaires qui me tournent autour ! Je ne comprends pas, je pourrais être leur père !

– Tu sais le charme ça reste avec l’âge. Et puis professionnellement tu en imposes, surtout maintenant, je suis impressionnée Monsieur l’avocat célèbre.

Je fais allusion à une affaire qu’il a défendue récemment, ultra médiatisée.

– Oh, s’il te plaît… Tu sais bien que je m’en fous de tout ça. Un seul dossier m’intéresse, et c’est celui qui me résiste le plus. Il concerne une femme adorable mais têtue comme une mule, je n’ai plus d’arguments pour la convaincre, un comble pour un avocat non ?

Nous continuons de badiner gentiment, tout en abordant tout de même le cœur de notre relation.

– Et si cette pauvre femme finissait par accepter de se jeter dans tes bras, tu serais bien embêté au fond, qu’est-ce que tu deviendrais, toi et ton épouse fragile ?

– Il y aurait forcément une solution. Il y en a toujours.

– Tu es un optimiste maintenant ? Et pourquoi est-elle fragile d’abord ?

Ça m’a échappé. Mais il n’élude pas la question.

– Elle est dépressive. C’est une femme adorable, mais qui a été brisée dans son enfance, et avec le temps ça ressort régulièrement.

Ah. Ça m’apprendra à poser des questions aussi. Pourtant je continue.

– Elle a des enfants ?

– Un fils, qu’elle voit peu, il fait ses études à Londres maintenant.

– Tu l’as élevé alors ?

Il sent le piège, soupire.

– Non Elisa, pas vraiment, il a un père cet enfant, qui s’est occupé de lui. Arthur était en garde alternée, moitié chez lui moitié chez nous. J’ai beaucoup d’affection pour lui, mais je ne l’ai jamais considéré comme mon fils. Et puis il avait déjà douze ans quand j’ai rencontré sa mère.

Il marque un temps d’arrêt, me laisse réfléchir.

– Tu comprends ?

J’aime sa sollicitude envers moi à ce sujet, il sait ce que le moindre mot peut provoquer en moi, il sait que ma blessure couve, prête à se rouvrir à chaque maladresse.

– Devenir père d’une quelconque manière, par procuration, adoption ou que sais-je, d’un autre enfant que Théo, après ce que nous avions traversé tous les deux, n’aurait eu aucun sens pour moi Elisa. Si j’avais dû revivre une paternité, malgré tout ça aurait été avec toi.

Des larmes me serrent la gorge et m’empêchent de répondre tout de suite. Je suis très émue par cet aveu que je n’attendais pas, ou plus. Le long silence qui suit n’occasionne aucune gêne entre nous, au contraire, c’est un silence plein, rond, doux. Nous nous comprenons sans nous parler, chacun prend soin des blessures de l’autre et les respecte.

– Je t’aime Grégoire, j’aime l’homme que tu es devenu.

– Je dois te laisser mon amour. Je t’aime aussi. A très vite.

Il raccroche rapidement, je me doute qu’il n’est plus seul. C’était si bon de l’entendre me parler comme il l’a fait, je reste longtemps imprégnée de ses mots, je ressens une plénitude sereine, une satisfaction, presque comme si nous avions fait l’amour, et je n’ai même pas honte. Ce ne sont que des mots pourtant ! Quelle sorte de lien nous unit donc, pour me mettre dans un tel état ?

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