Nouvelle lauréate du concours 2019 de la Commune St-Pierre-du-Mont (thème imposé : « En équilibre »)
AU FIRMAMENT
L’arc parfait, la courbure délicieuse d’un pied pointé à l’extrême. La légère bosse juste au bon endroit, celle qui flattera l’œil des connaisseurs et fera pâlir d’envie les amateurs. Combien d’heures Elena a-t-elle travaillé pour l’obtenir, ce Graal de la danseuse classique ? Le fameux coup-de-pied…
Satisfaite, elle contemple son reflet dans l’immense miroir mural de la salle de danse. L’exigence du lieu transpire jusque dans les lattes du plancher ciré, dont certaines craquent légèrement, de manière imprévisible, à la manière d’une vieille dame dont les articulations manifesteraient de temps en temps leur mécontentement devant tant de sollicitations.
Entrechats, fouettés, pas chassés, pirouettes, les sauts s’enchaînent à un rythme effréné et martèlent d’un bruit sourd le vieux parquet, qui grince de plus belle. Entre deux chorégraphies, les danseuses viennent frotter leurs chaussons dans la résine collante pour ne pas glisser. Et repartent aussitôt, légères, aériennes, telles des anges, ou des fées, le temps d’un ballet.
Les accords du piano scandent leurs pas, modèrent le métronome de leurs battements de cœurs à l’unisson de la partition. Une harmonie parfaite élève les âmes en même temps que les corps élastiques, qui se parent d’une grâce infinie. Maîtrisés à l’extrême, muscles tendus, le plus ténu des mouvements esquissés demande de la part des ballerines une concentration aigue, un effort constant, une tension permanente qui finit par se fondre et s’unir à la joie de danser. Lorsqu’elles atteignent ces sommets-là, les danseuses tutoient les étoiles.
C’est dans le but d’en devenir une qu’Elena dirige toute sa vie vers un ultime défi, le concours final pour intégrer le ballet prestigieux de l’Opéra de Paris, et un jour viser l’étoile. Année après année, elle en a franchi les étapes, les marches impitoyables du passage de division en division de l’école de danse de l’Opéra national. Elle a vu ses amies se faire évincer brutalement en fin d’année, choir de leurs rêves sans ménagement, poussières d’étoiles oubliées dans la concurrence féroce du monde mystérieux de la Danse.
Elena est parvenue au bout du parcours. Elle a vécu dans sa chair la progression de son statut, passant de la sixième à la première division sans effort apparent. Et pourtant ! Combien d’heures, de jours entiers passés à transpirer sur un pas, sur un saut, faire et refaire indéfiniment le même geste, travailler sa souplesse, dompter ses peurs et sa conscience en l’habituant à la plus haute des exigences, en faire son lit quotidien. Sa vie est la danse, la danse est sa vie, elle ne sait plus dans quel ordre orchestrer ce qui est désormais inscrit dans son ADN, son identité propre et profonde et qui ancre à jamais son regard sur l’existence. Elle a grandi dans un monde où l’excellence est la norme, où l’à-peu-près ne siège guère, et d’où la médiocrité semble absente, définitivement. Un monde sans aucune pitié pour les pauvres mortels nés sans la grâce, sans la chance de posséder cette distinction suprême de donner à l’univers une féérie sans cesse renouvelée, sans cesse travaillée, usée jusqu’à la corde, jusqu’à l’obtention d’une perfection n’ayant d’autre but qu’elle-même. Le firmament.
– Elena, concentre-toi, tu n’y es pas !
La voix puissante de son professeur chevronné ramène la jeune fille au frisson de l’échec. Demain, elle affronte le terrible jury de l’épreuve finale, celui qui lui fera l’honneur d’intégrer son talent dans le corps de ballet de l’Opéra de Paris, ou qui la relèguera au rang de danseuse déchue, n’ayant pas eu la chance de voir reconnues toutes ses années de souffrance. Quadrille, coryphée, sujet, premier danseur, l’immuable hiérarchie du ballet fait briller les yeux des concurrentes. Qui restera, qui repartira dans l’ombre de l’anonymat d’une quelconque troupe de province ?
Elena soupire. Ses orteils endoloris se recroquevillent dans ses chaussons. Tenir, tenir encore, au moins jusqu’à demain, donner le meilleur de soi-même. Transcender la douleur, se surpasser. Ses mantras aiguisent leur flamme au fond de ses yeux volontaires. Le professeur la reprend à nouveau, impitoyable, sourd à la fatigue qui commence à faire trébucher les aspirants danseurs professionnels. Il va voir de quoi elle est capable.
C’est le moment qu’elle redoute, celui où il faut tout donner. La variation du Lac des Cygnes choisie par ses aînés pour elle, et ce Grand Pas qu’elle exécute en solo dans le rôle d’Odette lui donne des sueurs froides depuis le début. Elle ne maîtrise que depuis peu la série de pirouettes et l’arabesque qui s’enchaîne derrière, cette posture délicate où la danseuse doit donner l’impression de flotter au-dessus du sol, sur une seule pointe, tandis que son autre jambe part si haut derrière elle, maintenant longtemps la pose dans un équilibre surréaliste. Le contact avec le sol semble alors tellement éphémère, à peine sur la pointe d’un chausson de satin. Il faut tenir, s’étirer à l’infini, une main dans les nuages, un pied vers l’horizon céleste. Imaginer un fil à l’aplomb de la colonne vertébrale, qui vient soutenir l’ensemble malgré l’agencement improbable du corps et les tensions qui l’habitent alors.
Les pirouettes s’enchaînent les unes après les autres, parfaitement millimétrées sur la cadence du vieux piano. Elena tient son arabesque, ancrée dans le sol, et se sent pousser des ailes.
– C’est bien ! Si tu fais ça demain, tu n’as pas de souci à te faire.
Le compliment est aussi rare que précieux. Elena le range soigneusement dans sa réserve, en vue d’alimenter les jours de disette, les jours où elle pleure de découragement, ceux où tout semble vain, où l’estime de soi chute aussi vertigineusement que la confiance en son avenir.
Ses parents s’inquiètent de cet implacable choix de vie. A l’aube de sa majorité, leur fille leur semble parfois plus âgée qu’eux-mêmes en termes de renoncement et de rigueur. Elle est passionnée, disent-ils à leurs amis, presque en s’excusant. Aussi loin que leurs souvenirs remontent, depuis qu’Elena sait marcher, ils la voient danser. Elle déambule dans son enfance avec des chaussons roses, des tutus plein les placards, des posters de danseuses étoiles sur les murs de sa chambre. Elle traverse l’adolescence sur la pointe des pieds, aussi gracieuse qu’un papillon sur le point de s’envoler, légère et mutine, tendre, confiante et rigoureuse. Et voilà qu’elle se présente aux portes de la vie d’adulte, déjà, sans qu’ils n’aient rien vu venir. La constance de ses cheveux plaqués en chignon serré, de ses gestes délicats, de sa silhouette gracile, ne les a pas suffisamment préparés à ce grand changement. Ils n’ont pas vu leur fille se transformer, se maquiller, revendiquer le droit de sortir, de se coucher tard, de ne pas travailler… Elena n’est pas une adolescente. Elena est une danseuse. Une danseuse dans l’âme, depuis son premier cours d’initiation à l’âge de six ans, dont elle est revenue les yeux brillants, le cœur noyé dans l’allégresse de celle qui avait découvert ce pour quoi elle était faite, déjà. Cette certitude chevillée au corps et qui a traversé les années, les épreuves, les doutes et les incertitudes.
Ce soir en revanche, elle a mal partout. Trop d’émotions, de tensions, de crispations liées à l’attente. Elle s’abandonne dans l’eau chaude de son bain, enivrée par les effluves délicats de l’huile de lavande, afin de détendre ses muscles endoloris, sa nuque raide, ses pieds épuisés, car demain… Demain son avenir se joue, le rêve ultime, la chute ou la consécration.
Nous y sommes. Le cœur d’Elena bat à se rompre, tambourine contre ses tempes à l’infini de pulsations denses et frappées. Dans quelques minutes, le lourd rideau va s’ouvrir, révélant ses formes graciles à contre-jour dans les feux de la rampe. Son costume est simple, épuré. Il ne doit pas détourner l’attention des jurés, donner l’impression qu’elle en rajoute. Ce soir l’art de la danse se suffit à lui-même. Ses jambes fines moulées dans son collant clair se positionnent sur scène à l’endroit exact repéré le matin même. Sa posture s’ajuste, son cœur ralentit un peu, elle se calme. L’enjeu est trop grand. Les yeux fermés, elle revoit brièvement les premiers pas. Un chuchotement dans les coulisses, ça y est, la musique démarre, doucement. Les premières notes s’insinuent jusque dans les veines d’Elena, elle connaît par cœur les moindres accords, le tempo du piano est comme incrusté dans sa chair, dans son crâne. Elle rouvre les yeux, esquisse un sourire, et devient autre. Je ne suis pas Elena, semble-t-elle confier au jury, dont elle distingue les yeux brillants dans la pénombre. Je suis l’incarnation d’Odette, je danse pour vous, je vous donne tout. Mon âme est au bout de mes doigts, l’énergie de mon amour pour l’art que j’incarne en ce moment précis traverse mes jambes, mon ventre, soutient mon dos, vibre et s’échappe par tous les pores de ma peau. Je suis la grâce incarnée, et j’exprime devant vous mon interprétation du monde. C’est ainsi que je me reconnais, c’est ainsi que j’existe. Par la danse, et pour elle.
Le temps des pirouettes se rapproche. Elena vacille légèrement, elle appréhende tant ce moment, elle a tant de fois répété, tant de fois chuté. Elle sait qu’une fois franchi sans encombre, ce passage-là signera le succès, la traversée du pont vers les étoiles du firmament.
Une, deux, trois, quatre. Elle tourne sur elle-même, sur la pointe du chausson brillant, encore, et encore. Les yeux rivés sur un point fixe pour tenir l’équilibre, ne pas laisser le tournis l’emporter comme une débutante, elle se concentre, encore une, et une autre. Voilà, le plus dur est fait, ou presque. Les notes pures du piano s’apaisent, ralentissent, et s’étirent longtemps comme l’arabesque qu’elle doit reproduire, sur un fil. Elle a tant donné pour les pirouettes, ses jambes tremblent encore, son regard se trouble. Où est donc ce point rassurant sur l’horizon lointain ? Sa jambe de terre cherche à nouveau l’équilibre, elle doit se recentrer, absolument, vite. Elle se raidit, se tend à l’extrême dans l’espoir de renouer le fil de la grâce, du chevauchement fébrile entre le ciel et la terre qu’elle a franchi hier à la répétition. La jambe arrière monte, cherche encore, mais la balance ne se fait pas, Elena n’est pas au centre. Le centre de sa vie. Elle doit tenir cette arabesque, c’est le point fort de ce pas, toute sa démonstration de danseuse ! Dans un accès rageur d’espoir perdu, elle force une dernière fois. Le petit plat de son chausson de pointe glisse très légèrement sur le revêtement de la scène, mais suffisamment pour que le cœur d’Elena tressaille. A force de vouloir à tout prix l’excellence, elle va droit à la catastrophe. Ses yeux fixent encore plus durement la ligne imaginaire, pas question de renoncer. Elle accentue encore un peu sa posture. Et c’est le drame. En l’espace d’une seconde, des années de souffrance et d’espoir, le rêve d’une vie anéantis, rayés de la carte. Dans un fracas assourdissant, Elena chute de toute sa hauteur. Sidérés, les membres du jury se lèvent, s’assurent qu’elle ne soit pas blessée. Même la musique semble mise en sourdine. Elena ressent dans son corps les déflagrations de sa chute, et son âme sombre avec lui dans l’abîme.
Elle inspire bruyamment, les yeux écarquillés, embrumée par les vapeurs de lavande. Que s’est-il passé ? Quelle est cette angoisse sourde qui lui serre le cœur comme un étau d’acier ? Elle regarde autour d’elle, sent l’eau chaude engourdir tous ses membres, et les images de son bref cauchemar lui reviennent. Une chute ! Le pire des cas de figure qui pourrait lui arriver demain. N’y pensons plus. Demain, elle se présente devant le jury, et elle saura leur offrir la plus belle des arabesques, avec le sourire.
Son chemin vers les étoiles, au firmament de la danse, ne fait que commencer.