Roman feuilleton

La nuit sur les toits – Chapitre 11 et 12

La suite, amis lecteurs 🙂  Les retrouvailles….

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LA NUIT SUR LES TOITS

Chapitre 11

Cela fait un mois que nous sommes installés dans notre nouvel appartement, et je me surprends à rêver devant la petite pièce claire attenante à notre chambre, qui sert pour l’instant de bureau à Grégoire. Je ne peux pas m’en empêcher. Depuis qu’il a évoqué notre futur, et son refus d’une nouvelle paternité, je me réfugie dans de douces pensées où il serait au contraire ravi de devenir papa, ravi que je porte son enfant en moi, notre enfant. J’imagine tellement cette petite chambre ornée d’un lit à barreaux blanc, dans lequel gazouillerait le fruit de notre amour !

Je me fais du mal à rêver ainsi, je le sais, mais pour l’instant cela me permet de mieux supporter la frustration qu’il m’impose. Je me garde bien de lui faire la moindre allusion à ce sujet, d’autant qu’il peine à retrouver Théo. Camille est pleine de ressentiments et de reproches à son égard. Je ne peux m’empêcher de penser que c’est à cause de moi, elle a probablement senti que cette fois Grégoire lui échappait, et elle le lui fait payer.

Et puis mes pensées se tarissent d’elles-mêmes. Grégoire est si gentil, prévenant, notre vie est si riche par rapport à celle que nous avons vécu pendant un an dans l’ombre ! Je ne regrette pas tous ces mois passés à ne se voir que la nuit, comme des affamés, mais je suis profondément heureuse d’avoir enfin cette reconnaissance et cette promesse d’engagement de la part de mon amour. Je sais que je compte pour lui, je sais qu’il m’aime.

 Nous voyageons, nous partons en week-end en amoureux, je l’accompagne à ses soirées mondaines, où la plupart du temps je m’ennuie d’ailleurs, mais au moins je suis présente, et je ne le quitte pas d’une semelle. Du balai mesdames, ce cœur-là n’est plus à prendre ! Cela répare un peu les humiliations de l’année passée.

 La seule vraie ombre au tableau, ce sont les difficultés de Théo. Malheureusement le petit garçon ne semble pas du tout vouloir s’habituer au nouveau studio que son papa a loué, et chaque fois qu’il passe quelques jours auprès d’eux, Grégoire revient plus nerveux et plus triste. J’en viens à redouter ces plages de sa vie qui m’échappent totalement, sur lesquelles je n’ai aucune prise, et qui pourtant m’ôtent ce que j’ai de plus précieux.

Je me suis un peu renseignée sur l’autisme, je veux comprendre, mais au final j’en déduis surtout que rien n’est simple, tant les prises en charges semblent devoir se faire au cas par cas. Grégoire est miné par la situation, parfois il me dit vouloir tout laisser tomber, rendre le studio et se contenter d’assurer sa participation financière. Je l’en dissuade, parce que je sais qu’il ne se supporterait pas d’agir comme cela. Je sens que l’amour qu’il porte à Théo est aussi grand que douloureux. Lui si doué pour les échanges relationnels ne sait pas comment entrer en communication avec son fils.

Un de ces samedis que Grégoire passe avec eux, je décide de m’attaquer enfin à la peinture du couloir, seul endroit vraiment défraîchi de notre bel appartement. Je noue un foulard sur mes cheveux, enfile une vieille salopette, et après avoir protégé les sols j’attaque au rouleau blanc le vieux plafond.

Je suis en train de pester contre les dizaines de gouttelettes de peinture que je reçois en pleine figure, quand on sonne à la porte d’entrée. Je n’attends personne, et suis un peu contrariée de devoir ouvrir dans cette tenue, mais comme une deuxième sonnerie retentit, je finis par céder.

Une belle jeune femme un peu triste se tient devant la porte, un imperméable beige chic serré sur sa taille fine. Elle me regarde intensément de ses grands yeux bleus, et sa blondeur me rappelle quelqu’un. Lorsqu’elle me sourit comme pour s’excuser, je comprends qu’il s’agit de Camille, j’en suis sûre.

– Bonjour, je suis vraiment désolée de débarquer comme ça, on ne se connaît pas mais Grégoire m’a beaucoup parlé de vous.

Elle me tend sa main, amicale. Je lui propose mon poignet parce que j’ai de la peinture blanche sur les mains, je me maudis de devoir me présenter à elle dans cette tenue débraillée et sale. Je me sens tellement peu à mon avantage face à elle, si élégante.

– Bonjour, je suis désolée, je ne suis pas du tout présentable, en pleine peinture ! Entrez…

Je m’efface devant elle, mon cœur bat vite. Je l’avais imaginée cent fois, mais pas aussi jolie, pas aussi parfaite !

– Grégoire s’occupe de Théo, je les ai laissés entre père et fils, pour une fois. Voilà, je suis venue sans trop réfléchir, mais j’avais besoin de vous voir. Je m’excuse encore de ne pas vous avoir prévenue, c’est assez irréfléchi comme démarche !

Elle rit doucement, ses jolies boucles blondes caressent ses joues. Elle n’est presque pas maquillée mais son visage semble naturellement lumineux. Elle est habillée plus simplement que je ne le pensais, juste un jean et un pull fin bleu marine. Elle est gracieuse, voilà, c’est le mot que je cherchais pour la définir quand je l’ai vue devant ma porte.

En contrepartie, je me trouve encore plus insignifiante dans ma vieille salopette ! Malgré moi, je la vois comme une rivale, celle que Grégoire a passionnément aimée, épousée même. Et j’aurais tellement aimé me sentir à mon avantage dans cette situation ! Je me sens à nouveau comme une adolescente gauche et empotée face à elle, c’est insupportable.

Camille s’assoit sur mon canapé, et accepte la tasse de thé que je lui propose.

– Elisa, je ne suis pas venue pour vous importuner, c’est uniquement pour Théo que je suis là. Je sais qu’un jour Grégoire va vous proposer de le rencontrer, et vous allez accepter. Et je ne sais pas si c’est une bonne idée, à moins que vous ayez vraiment envie de vous investir auprès de lui. Ce n’est pas contre vous, mais je fais très attention à toutes les personnes qui gravitent autour de Théo, il est extrêmement sensible et nous pouvons perdre de longs mois d’efforts en quelques jours s’il se sent brusqué ou en insécurité.

Je l’écoute attentivement, ne sachant trop comment interpréter ses propos. Est-ce une mise en garde ? Une demande implicite de ne pas m’immiscer dans le cercle qu’elle forme avec Grégoire et leur enfant ? Ou bien juste la requête d’une mère inquiète ?

– Grégoire sait que vous êtes venue me voir ?

Elle sourit.

– Non, il m’en aurait sûrement dissuadée. Cette démarche ne va pas lui plaire, je le connais, mais je devais faire votre connaissance, et vous prévenir. Théo n’est vraiment pas un enfant comme les autres, il a encore des crises qui peuvent être effrayantes, il faut savoir comment réagir. Je le connais par cœur, je sais quand il est inquiet, je sais ce qui le calme.

– Ecoutez, si ça peut vous rassurer, Grégoire ne m’a encore jamais proposé de rencontrer son fils, encore moins de passer du temps avec lui.

– Vous venez de vous installer ensemble, et Grégoire a toujours vécu seul, c’est la première fois depuis que nous sommes séparés, vous comprenez ? Si c’est vous qu’il a choisie, il va falloir que nous nous habituions tous les uns aux autres, c’est normal.

Je ne sens pas d’animosité de sa part, mais c’est peut-être pire. Elle a une façon bien à elle de prendre ses marques, et de me faire comprendre que Grégoire à travers Théo lui appartient toujours. Je me sens de plus en plus minable à côté d’elle, à la fois douce et sûre d’elle. Je n’ai pas cette confiance, je doute de moi, je me dis qu’elle doit me trouver bien fade et insipide.

– Vous souhaitez quoi exactement ?

– Pas plus que ce que je vous ai dit aujourd’hui. Faire votre connaissance d’abord, et nous laisser le temps d’envisager sereinement la suite pour Théo. Je souhaite aussi que Grégoire soit un peu plus présent pour son fils, que l’on partage plus de temps ensemble. Ça ne se passe pas très bien depuis que l’on vient dans ce studio, il faut que l’on retrouve nos marques, et voir son père plus souvent sera sûrement bénéfique pour Théo.

Je ne réponds pas, je pense que j’avais vu juste en fait. Elle veut s’assurer que je ne représenterai pas une menace pour elle et son fils, que Grégoire sera toujours un peu à elle. Elle a l’air satisfaite d’ailleurs, la pauvre petite chose pleine de peinture repliée sur sa chaise ne fait pas le poids, on dirait presque une fillette avec son fichu dans les cheveux. Tu vas pouvoir la manger toute crue, Camille. Je n’ai jamais été forte à ce petit jeu. Les affrontements, surtout doucereux comme celui-là, me paralysent, et ma passivité renforce la position de mon adversaire.

Après quelques paroles dans le même registre, Camille se lève, s’excuse encore d’être passée à l’improviste, me serre la main et me gratifie d’un sourire magnifique. Je me sens horriblement et primairement jalouse.

Je termine mon plafond avec rage, en mettant encore plus de peinture à côté que tout à l’heure, je suis à la fois triste et en colère. Comment faire confiance à Grégoire ? Comment être sûre qu’il n’y a vraiment plus rien entre eux ? Comment vais-je supporter les nuits sans lui maintenant que je sais qui partage son toit dans ces moments-là ? Pourquoi est-elle aussi jolie… Et si jamais elle lui proposait de revenir vivre habiter avec eux, puisque Théo ne s’habitue pas à ce studio ?…

Grégoire rentre le lendemain soir, le visage tendu. Il me prend dans ses bras immédiatement, et me demande pardon avant même de m’embrasser.

– Elle vient juste de me dire qu’elle était passée te voir… On s’est engueulés, bien sûr, j’aurais dû être là pour ces présentations, si tant est qu’elles devaient avoir lieu !

Je ne réponds pas, heureuse de retrouver la chaleur de ses bras, sa voix qui me porte et me contient. J’aime son inquiétude, l’urgence qu’il met à me rassurer. Il attrape mon menton pour me forcer à le regarder dans les yeux, et fait une moue contrariée.

– Toi, tu as pleuré bébé, ne me dis pas le contraire.

Je ne lui réponds toujours pas.

– Qu’est-ce qu’elle t’a dit exactement ? Je dois savoir.

Je perçois un accent tellement angoissé dans sa voix que je décide de le rassurer un peu.

– Ça s’est bien passé, ne t’inquiète pas. Elle m’a juste dit qu’elle voulait faire connaissance, parce qu’un de ces jours j’allais probablement rencontrer Théo, et qu’en gros nous devions tous être unis pour lui, ou quelque chose comme ça…

– Alors pourquoi tu as l’air si triste ?

– Grégoire, enfin tu l’as vue ? J’étais en vieille salopette pleine de peinture, je ne savais pas quoi lui dire, j’ai été prise de cours… Maintenant que je la connais j’ai peur que tu retombes amoureux d’elle !

J’ai un peu honte de lui balancer mes craintes de cette façon, mais au moins c’est dit, même puérilement.

– On ne va pas encore reparler de ça ? Je pensais que j’avais ta confiance, depuis tout ce temps ! Je t’ai dit et répété qu’il n’y a plus rien entre nous, c’est mort, Théo est le seul lien qui nous unit encore. Bien sûr que Camille est une jolie femme, mais tu crois quoi ? Elle aussi m’a dit que tu étais ravissante, j’espère que tu n’en doutes pas, avec tous les compliments que je te fais !

Je souris, encore un peu chagrine, cette situation me porte sur les nerfs, mais je n’ai pas le choix, je dois apprendre à vivre avec. Je trouve que j’ai le mauvais rôle dans cette histoire, et j’en veux un peu à Grégoire de m’avoir mise dans cette position inconfortable. Je sais bien qu’il n’y peut rien, que c’est lui qui est le plus à plaindre, que je n’ai pas le droit d’exprimer autre chose que de la compassion face à un enfant autiste et sa mère entièrement dévouée à lui, mais voilà, les bons sentiments ne font pas le poids face à mes incertitudes. J’ai beau souhaiter sincèrement le bonheur ou au moins le bien-être de Théo – je ne suis pas un monstre ! – je ne parviens pas à le faire passer en premier, pas avant ma relation avec Grégoire en tous cas. Et je peux à peine me l’avouer à moi-même, parce que j’ai honte de ressentir cela. Secrètement, j’aimerais plus que tout au monde que Camille et Théo n’existent pas.

La semaine qui suit ce week-end tourmenté ne se passe pas sereinement entre Grégoire et moi. Comme s’il sentait mes réticences, Grégoire reste distant, fermé, et je suis incapable d’aller vers lui. Je dois d’abord digérer ce que nous venons de vivre, l’évolution de notre relation. Avoir vu la chambre de Théo et fait la connaissance de Camille m’ont introduite dans l’univers de Grégoire. Je devrais en être profondément heureuse, moi qui souffrais tant de ne pas tout partager avec lui. Plus de zones d’ombres, plus de mystère, et pourtant tout cela reste si compliqué !

Un soir tout de même, j’essaie de m’en ouvrir à lui, mais il ne comprend ni mes craintes ni mon mal-être. Il me dit que je suis immature, et j’encaisse mal le coup. C’est la première fois qu’il me reproche mon âge, dans ce sens-là. Je supporte toujours aussi mal les conflits avec lui, et je pleure en silence sur mon oreiller, puis me réfugie dans la salle de bains pour être sûre qu’il ne m’entende pas. Je me sens seule et abandonnée, ridicule, petite, sans intérêt.

– Elisa, ouvre s’il te plaît.

– J’ai besoin d’être un peu seule.

– Et moi j’ai besoin de te parler.

Silence, Grégoire s’éloigne. Je continue de pleurer, assise sur le rebord de la baignoire. J’entends un bruit comme si l’on grattait à la porte, et d’un seul coup le verrou saute. Grégoire apparaît sur le seuil, un couteau à la main. Il me le montre.

– C’est bien les vieilles maisons, tu vois, ça s’est ouvert tout seul.

Il pose le couteau sur le lavabo et vient s’assoir à côté de moi, me prend dans ses bras, m’embrasse dans le cou. Il me parle tout doucement.

– Allez bébé … Viens te recoucher…

J’ai toujours besoin de parler après une dispute, mais cette fois ce sont nos corps qui s’en chargent. Grégoire me caresse longuement, tendrement, et lorsque nous faisons l’amour je ressens une plénitude si intense que les larmes montent à nouveau. L’émotion, les sens décuplés, je suis à vif, tendue, et la vague de plaisir que Grégoire provoque en moi submerge tout, fait sauter toutes les digues. De ma vie je n’ai jamais autant aimé un homme, de ma vie aucun n’a provoqué en moi de telles sensations. Le corps, la peau de Grégoire, ses mains, tout en lui me soulève, m’attire puissamment. Nous nous endormons profondément, et le lendemain je me réveille comme lavée, neuve, prête à accepter tous les compromis. Mon amour est trop grand, trop pur, rien ne pourra jamais l’entamer.

Un dimanche d’hiver, Grégoire me propose de sauter le pas, de rencontrer son fils. Il rêve en fait de pouvoir l’accueillir chez nous, de ne plus devoir s’échapper dans ce studio qu’il me dit ne plus supporter. Je comprends à demi-mots que Camille lui met une grosse pression, je suis presque sûre qu’elle lui refait des avances. Elle a peur. Elle sent que Grégoire lui échappe, elle aussi me voit comme une rivale, une ennemie, je le sais.

Lorsque je sonne à la porte, je suis tendue comme un arc, stressée à l’idée de voir Théo, sa mère. Grégoire m’ouvre, le visage un peu inquiet. Il me fait entrer, m’embrasse rapidement. Camille vient vers moi, sa bouche sourit mais pas ses yeux. Je suis sûre qu’elle n’était pas d’accord pour que je vienne. Et puis je vois Théo. Mes résistances s’effondrent, une à une. Je suis profondément touchée par la vue de ce petit garçon blond, une longue frange au ras des cils, qui se balance tout doucement, discrètement, d’avant en arrière sur le bord du canapé. Il tient dans sa main droite une petite voiture, qu’il tapote dans son autre main au rythme régulier d’un balancier.

– Il est inquiet, dit Camille.

Grégoire ne lui répond pas et s’assoit à côté de son fils. Cet enfant a un visage d’ange, il est si beau !

– Tu vois Théo, c’est Elisa. Elle est très gentille, tu vas apprendre à la connaître, doucement. Aujourd’hui elle est juste venue me chercher, mais peut-être que la prochaine fois elle restera un peu avec toi, et puis tu viendras voir où papa habite, avec Elisa ?

Je sens Camille fermée, manifestement elle n’approuve pas. Je souris légèrement et m’accroupis devant Théo.

– Elle est très jolie ta voiture Théo, tu en as d’autres ? Elles sont bien rangées ? Tu veux me les montrer ?

Je me souviens de ce que Grégoire m’avait dit aimer de son fils, sa patience pour aligner ses voitures. A mon grand étonnement, Théo croise très furtivement mon regard, se lève et part dans un coin de la pièce sans se retourner.

– Suis-le, me chuchote Grégoire.

Je rejoins doucement Théo et m’assied en tailleur à côté de lui. Il n’a pas l’air perturbé par ma présence discrète, et pose délicatement sa petite voiture sur le sol, bien parallèle aux autres, dans la rangée des bleues. Il y a une rangée de voitures rouges, jaunes, noires, et vertes.

– C’est très beau, comme ça. J’aime bien tes voitures, Théo.

Je l’observe mais prends garde de ne pas m’approcher, de ne pas rentrer en contact physique avec lui. Il se cache un peu derrière sa frange blonde, il a l’air paisible. Il entreprend de ranger à nouveau toutes ses petites voitures, les déplace très légèrement, puis les remet exactement à la même place. Cela lui prend du temps, et nous restons tous silencieux, à le regarder faire. Il recommence ensuite à se balancer doucement d’avant en arrière, à genoux sur ses talons.

– Au revoir, Théo, à bientôt.

Je me lève et rejoint Grégoire, qui a l’air très ému. Camille ne dit rien, elle semble un peu surprise aussi.

– Il a bien réagi, concède-t-elle. D’habitude il ne supporte pas les inconnus dans son lieu de vie.

Nous partons, et je sens un élan de Grégoire vers moi, il a l’air si heureux, apaisé !

– Mon amour, je suis sûr que ça va bien se passer, on va y arriver ! Je n’en reviens pas, on dirait que Théo t’a déjà acceptée, tu ne te rends pas compte mais il faut beaucoup de temps et de patience normalement avant de pouvoir s’assoir à côté de lui sans l’inquiéter. Même Camille était scotchée, elle ne te l’a pas montré mais je la connais.

– Elle n’avait pas l’air très contente quand je suis arrivée…

– Oui, je sais, mais écoute, elle est méfiante, c’est son côté mère poule, il faut la comprendre ?

Je ne réponds pas pour ne pas gâcher l’instant présent, ni la joie de Grégoire. Nous verrons bien.

 

Chapitre 12

En rentrant de chez Lucie, mes pensées s’égarent le temps du trajet en voiture. Nous avons remué tant d’émotions anciennes, convoqué de si lourds et beaux souvenirs ! J’ai tellement aimé nos années d’étudiantes, mes débuts avec Grégoire… Cela ne me paraît pas si loin en fait, je me souviens de tant de choses, de détails, d’impressions, de sentiments, de lieux, d’odeurs même, j’ai du mal à croire que tout soit passé si vite. Je ne me sens pas triste pourtant, à peine nostalgique. Je suis heureuse d’avoir vécu tout cela. J’aurais simplement aimé que mon histoire avec Grégoire finisse autrement. Je chasse les images qui me reviennent alors et me concentre sur mon créneau en voiture, je suis arrivée devant chez moi.Le lendemain matin, au travail, la matinée passe vite, j’ai beaucoup de courrier et de mails en retard, et puis le lundi les clients appellent toujours comme s’ils avaient passé tout leur week-end à réfléchir à leur dossier, tout devient urgent, vite. Je me laisse happer par cette suractivité de début de semaine, et je réponds une fois de plus au téléphone, machinalement.

– Bonjour Elisa, pardon de te déranger, j’espère que tu n’es pas en rendez-vous ?

Il ne s’est pas présenté, comme avant, de toute façon il sait que je reconnais sa voix instantanément. Bon sang, Grégoire, comment vais-je y arriver si tu reviens ? Les sentiments en moi sont tellement emmêlés, contradictoires, l’angoisse et la joie, je dois le reconnaître, oui, la joie de l’entendre, de savoir qu’il a eu besoin de me chercher. Lui aussi a donc été bouleversé par notre rencontre imprévue.

– Bonjour Grégoire, non je ne suis pas en rendez-vous, mais un peu surprise de t’entendre ?

– Tu m’as dit où tu travaillais, ce n’était pas difficile de te retrouver.

J’entends le sourire dans sa voix. Charmeur, toujours…

– Tu as oublié ton livre sur la table quand tu es partie si précipitamment, la dernière fois, j’aimerais te le rendre. Que fais-tu à midi ?

Mon cœur s’affole, mes yeux s’écarquillent comme ceux d’un lapin pris dans les phares d’une voiture. Que dois-je faire ? Vite, une réponse ! Je bafouille.

– Heu, rien de spécial, mais je ne sais pas si…

– Rendez-vous à midi sur la Grande Place, à tout à l’heure Elisa.

Et il raccroche. Je suis sonnée, hébétée. Comment est-ce possible ?

Malgré moi, je pense à ma tenue, à la petite robe que j’ai choisie ce matin, qui heureusement me met en valeur… Et puis je me reprends, me traite de tous les noms intérieurement. Il aurait mieux valu que je sois moche, repoussante ! A quoi est-ce que je joue, là ? Je ne me sens pas claire au fond de moi, je ne sais pas ce que je veux, en fait. Idéalement, il aurait fallu l’oublier, comme me l’a conseillé Lucie.

L’idée me traverse de ne pas aller à ce rendez-vous, mais il sait où me trouver maintenant ! J’étouffe dans mon bureau, j’ouvre la fenêtre, respire un grand coup l’air du printemps, il fait si beau, je cherche une réponse dans le ciel d’un bleu profond, n’en trouve pas, mais je me sens un peu apaisée quand même. Après tout, il veut juste me rendre mon livre, non ?

A midi, je marche d’un pas rapide vers notre lieu de rencontre. Je l’aperçois immédiatement, grand, nonchalant, élégant. Il est en costume gris et chemise blanche, ne porte pas de cravate. Il s’avance vers moi, souriant. Me fait la bise. Le contact de ses joues sur les miennes me trouble un peu, mais c’est surtout sa main serrée autour de mon bras qui me bouleverse. Heureusement, il l’enlève vite.

– Ça me fait tellement plaisir que tu aies accepté de venir.

– Tu ne m’as pas trop laissé le choix, en fait ?

Nous sourions, légers, comme de vieilles connaissances. Le climat est doux, apaisé entre nous. Il m’entraîne vers un restaurant dans les petites rues piétonnes. Quelque chose en moi se reconnecte en marchant à côté de lui. C’est encore flou, indescriptible, mais bien réel. Je retrouve une partie de moi perdue depuis si longtemps ! Cette impression reste douce, fluide, elle ne me fait pas souffrir, alors j’en profite, et je décide de me laisser aller au bonheur de retrouver celui que j’ai tant aimé. Me voir belle dans ses yeux me fait un bien fou. Le temps de ce déjeuner, je m’y abandonne.

Nous parlons à nouveau de mon travail, puis du sien, comme si nous ne voulions pas briser la magie de nos retrouvailles avec des échanges trop personnels, qui vont nous faire mal à tous les deux, on le sait. Mais on y vient quand même, en partageant un tiramisu, comme avant.

– C’est fou comme la maturité te va bien ! Tu es vraiment belle, épanouie, je n’en reviens pas.

La tendresse dans ses yeux est évidente, affichée, il me regarde presque amoureusement. Puis il se concentre un peu plus.

– J’ai besoin de savoir, Elisa, si tu as des enfants, une famille, si tout va bien dans ta vie ?

– Oui, tout va bien. Je suis en couple depuis quinze ans, et nous avons deux enfants, une fille et un garçon.

Il marque le coup.

– Je suis heureux pour toi, c’est bien, c’est vraiment bien… Il fallait que tu aies des enfants… Comment s’appellent-ils ?

– Rose et Adrien, ils ont neuf et six ans.

– Ils ont de beaux prénoms. Ils te ressemblent ?

– Ma fille surtout…

Grégoire me regarde douloureusement. On part en vrille tous les deux, il faut que ça cesse, je ne veux pas reparler de tout ça, pas encore, pas maintenant.

– Et Théo ? Comment va-t-il ?

– Bien, il a vingt ans, tu te rends compte ? Il vit dans un foyer, je vais le voir régulièrement, il semble heureux dans sa petite vie bien réglée, le personnel est super avec lui, tout le monde l’adore. Sa mère le prend les week-ends et les vacances, voilà.

Je ne pose pas la question suivante mais il y répond tout seul.

– Je n’ai pas eu d’autre enfant. Et je suis marié aussi.

Pourquoi est-ce que je ressens cette morsure quand il m’annonce cela ? Je n’aurais pas supporté qu’il soit père de famille, rien de ce que nous avons vécu n’aurait eu de sens alors. Mais le fait qu’il soit remarié est dans l’ordre des choses, je ne comprends pas ma réaction, je me trouve complètement irrationnelle.

– Je ne t’ai jamais oubliée Elisa. C’est avec toi que je voulais faire ma vie.

Je ferme les yeux. Cette situation, cette conversation insensée ! J’ai l’impression de me dédoubler, de vivre une autre vie. Je me sens à la fois actrice et spectatrice de ce qu’il m’arrive.

– Grégoire, ne me dis pas des choses comme ça. Tu sais à quel point j’ai souffert …

– C’est important pour moi de te le dire. Tu es le plus grand regret de mon existence, Elisa.

Il a l’air tellement sincère en me disant cela, ses yeux me regardent au fond de l’âme, et quelque chose craque en moi, tout ce que je retenais depuis toutes ces années, la souffrance, la frustration, le manque de lui, tout ressurgit.

– Grégoire, j’ai fait une tentative de suicide après notre rupture. Alors crois-moi, des regrets j’en ai eu aussi.

Son visage pâlit de stupéfaction.

– Je ne l’ai jamais su… Elisa, les mots me manquent…

Il a l’air vraiment bouleversé, plein de culpabilité, à nouveau.

– Ecoute, c’était il y a longtemps, on ne va pas remuer tout ça, pour moi aussi c’est du passé. Je vais bien maintenant, c’est tout ce qui compte.

– Je ne me pardonnerai jamais tout ça.

– Grégoire, j’ai mis du temps à accepter, encore plus de temps à t’oublier, mais ça va. Ça ne sert plus à rien de culpabiliser, on a eu notre chance tous les deux, c’est fini, voilà.

Il redresse la tête.

– Et pourquoi on se retrouve aujourd’hui, à ton avis ?

Sa question me prend de court.

– Je ne sais pas moi, le hasard ?

– Non, je n’y crois pas au hasard. Je veux te revoir Elisa, depuis l’autre jour je ne vis plus, je ne dors plus, je ne pense qu’à toi, tout le temps, tu m’obsèdes !

Il pose sa main sur la mienne, et c’est comme s’il m’avait brulée. Je la retire aussitôt. Tous mes sens sont en alerte, danger, recule ! Grégoire se cale un peu mieux sur le dossier de sa chaise, porte sa tasse de café à ses lèvres, me regarde intensément.

– Tu peux refuser ce qu’il est en train de se passer, mais tu ne peux pas nier la réalité. C’est toujours là Elisa, je t’aime encore, et je sais que toi aussi. C’est une évidence. Accepte-le ou non, prend ton temps si tu en as besoin. Mais reviens-moi. S’il te plaît.

Une sensation sourde et familière gronde au creux de mon ventre. Je regarde sa main que j’ai repoussée, et je l’imagine sur moi, mes épaules, mes seins… Je regarde sa bouche et j’ai envie qu’il m’embrasse. C’est terrible, affolant, l’image de Guillaume surgit d’un coup et je coupe net ces images interdites.

– Grégoire, on est mariés tous les deux, alors je ne sais pas pourquoi tu…

– Je sais, je le sais bien. Excuse-moi, je me suis laissé emporter, moi non plus je ne veux pas de ça, pas de cette façon-là en tous cas. Est-ce que tu accepterais simplement qu’on puisse se voir de temps en temps, comme aujourd’hui ? Je n’ai plus envie de te perdre.

J’ai du mal à le suivre dans ses volte-face, alors j’acquiesce, nous échangeons nos numéros de téléphone, et je retourne travailler, tant bien que mal.

Je reçois un sms dans l’après-midi. « Oublié de te rendre ton livre, il faudra se revoir, nous n’avons pas le choix… Merci encore pour ce moment délicieux, à très vite. Grégoire »

Une onde de chaleur m’emplit. Ce petit message de rien du tout me fait pousser des ailes dans le dos. Je décide de ne pas lui répondre, parce que je ne me reconnais plus. Cela m’effraie.

Lorsque je retrouve Guillaume, le soir, j’ai du mal à être naturelle. Notre complicité me semble soudain factice, biaisée. Je me sens coupable, en fait. A la fois de ne pas lui dire que j’ai revu Grégoire, et de vivre ces retrouvailles avec tant d’ambiguïté de part et d’autre. Je me sens à la fois perdue et animée d’une grande force. J’ai le sentiment de vivre quelque chose d’unique qui n’appartient qu’à moi.

Encore une fois, j’ai besoin de m’abandonner aux miens pour oublier un peu ce que je leur vole, surtout à Guillaume. Je surjoue l’attention que je leur porte, je suis aux petits soins pour mon époux, qui en plaisante.

– Le printemps te réussit ma chérie, tu as l’air en pleine forme ce soir !

Je ris avec lui, oui c’est vrai, je me sens pleine d’énergie, forte. Mais j’ai aussi l’impression désagréable de ne plus être tout à fait vraie dans ma relation avec lui, et cela me coûte terriblement. J’aime l’authenticité qu’il y a entre nous depuis toutes ces années, la confiance belle et tendre qui nous unit. Je ne vais quand même pas renoncer à ça ? Mais après tout je n’ai réellement revu Grégoire qu’une seule fois, je n’ai rien fait de mal ?

J’ai l’impression de devenir folle. C’est comme si je venais de mettre le doigt dans un engrenage infernal. La seule chance de m’en sortir serait que Grégoire ne me rappelle pas, jamais. A cette idée pourtant mon cœur se serre, il est presque déjà trop tard.

Le soir, avant de me coucher, je jette un œil sur mon portable, au cas où… Si je commence à guetter ses messages, je suis foutue. Guillaume m’embrasse, câlin. Il me fait l’amour, je ferme les yeux et pour la première fois je pense qu’il s’agit de Grégoire. J’en éprouve un plaisir et une honte infinis.

Les jours suivants, j’essaie vraiment de me reprendre, je ne pourrai pas vivre avec cet homme dans la tête en permanence, c’est juste insupportable. Alors je me remémore les blessures qu’il m’a infligées, j’essaie de lui en vouloir de toutes mes forces, je le repousse, je ne veux plus qu’il m’approche. J’y parviens presque.

Et puis ce message, tendre, qui revient tout bouleverser.

« Je pense à toi depuis mon bureau, tu me manques. Quand pourrais-je repartager un tiramisu avec toi ? »

Je lui réponds cette fois-ci.

« Je ne sais pas si c’est une bonne idée de se revoir »

La petite sonnerie familière de mon téléphone retentit à nouveau.

« Je dois pourtant te rendre ce livre ? Que j’ai lu d’ailleurs ».

Je souris, à la fois gênée et heureuse. Il s’intéresse à mes lectures…

« Tu es bien curieux ! Il t’a plus au moins ? »

« Oui, beaucoup. Elisa quand es-tu disponible ? Demain midi, rdv au même endroit que la dernière fois, ça te va ? »

Il fait le forcing, mais ça fonctionne, je n’ai pas le cœur de refuser.

« D’accord, à demain »

Je tremble de tous mes membres en reposant mon téléphone. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Quel abîme s’ouvre sous mes pieds ?

Et cette fois je n’ai pas envie d’en parler à Lucie. Je garde ce secret pour moi seule, comme si déjà je me sentais coupable, consentante.

Je réfléchis à ma tenue pour demain, j’ai envie d’être jolie. Je joue avec le feu en toute conscience. Pantalon blanc ajusté, chemisier léger à manches courtes rose pâle, des escarpins à talons, je sais déjà que je vais lui plaire. Et je rougis un peu en choisissant des dessous assortis, en dentelle rose poudrée. Ça, c’est juste pour moi, mais j’ai besoin de me sentir désirable de la tête aux pieds, littéralement. Peut-être s’agit-il juste d’un jeu, d’un rêve, peut-être que Grégoire va ressortir de ma vie aussi vite qu’il y est entré, je ne sais pas. Une force inconnue me pousse vers lui, aussi puissante que celle qui me retient de trahir mon mari.

Pour que cela reste supportable, je me persuade qu’il ne s’agit de rien d’autre qu’un déjeuner en terrasse entre deux vieux amis, qui ont beaucoup de souvenirs à partager. Rien d’actuel en tous cas, une fois que l’on aura épuisé le passé, on se rendra sûrement compte qu’entre nous ne reste que de l’affection, que nos cœurs, nos vies sont ailleurs depuis longtemps.

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