Nouvelles

Recueil de nouvelles – Extrait n°10

LA TRÊVE DE NOËL

Ypres, 24 décembre 1914

« Mon amour,

Je vis ce premier hiver de guerre, loin de toi, comme une longue punition. Nos conditions de vie sont atroces, innommables. Je n’ai plus foi en rien ni en personne, je suis désespéré. Nos morts me hantent. Heureusement, ta photo me rappelle qu’un jour, j’ai été heureux. Je me languis de retrouver tes bras, ton odeur et ta chaleur, ma douce chérie… »

Jean ferme les yeux et replie la feuille de papier jauni. Le froid mord son visage, il ne sent plus le bout de ses doigts. Quand ce cauchemar finira-t-il ?

Les Flandres sont à feu et à sang, plusieurs mois de batailles meurtrières ont épuisé les soldats immobilisés dans ces tranchées improvisées, prisons de boue improbables, leur seul refuge.

Retrouvera-t-il un jour sa douce Mathilde ? Le souvenir de son sourire lumineux et de ses courbes tendres le fait frémir et ancre en lui la douloureuse absence de l’être aimé. Ou bien rejoindra-t-il le néant comme ses frères d’armes, ses amis malheureux emportés par l’éclat d’un obus ? Jean baisse la tête, vaincu par l’absurdité du monde. Surtout ce soir.

Et puis d’un coup, le fracas des armes cesse. Étonné, il se redresse, ose un regard vers le ciel. C’est l’heure bleue, celle où les ombres s’étirent et se rejoignent par-delà l’horizon, juste avant le néant de la nuit pleine.

Les soldats restent figés dans l’attente d’un vacarme plus assourdissant encore, qui ne manquera pas d’arriver. Mais le silence leur répond.

Et soudain, au cœur des volutes bleutées de la nuit tombante, un chant monte vers eux, pur comme la plus belle des espérances. Il provient des tranchées ennemies.

…Stille Nacht, Heilige Nacht …

Douce nuit ! Ce chant de Noël intime et merveilleux ranime en chacun des hommes une émotion qu’ils croyaient perdue à tout jamais dans les sillons de la guerre. Une expression d’incrédulité sur le visage, Jean voit son capitaine s’éclairer de l’intérieur.

– C’est Kirchhoff ! Walter Kirchhoff, le ténor allemand, je l’ai vu chanter à Paris, je reconnais sa voix !

Le chant continue de monter vers les cieux étoilés et fait briller des larmes dans les yeux des français, qui répondent à leur tour d’une voix puissante, bientôt rejoints par les anglais au son de leur cornemuse.

Sur la plaine enneigée, les chants de Noël ont remplacé le fracas des canons, et sous les yeux médusés de leurs hommes, le ténor allemand et l’officier français sortent chacun de leur tranchée, à découvert, confiants. Par-delà les divergences et les fils barbelés, portés par la beauté du chant, par ce qu’il y a de plus noble et digne en l’humain, ils se dirigent l’un vers l’autre et se serrent la main, bientôt rejoints par l’ensemble de leurs troupes. Pendant quelques heures, le no man’s land meurtrier devient terrain de jeu, espace de recueillement et d’échange fraternel entre les hommes, quelle que soit leur nationalité.

« Mon amour,

C’est la trêve de Noël. Je crois bien que ce soir, j’ai retrouvé foi en l’humanité.

Je t’aime.

Jean »

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