
Sylvie Meyer est une mère de famille comme il en existe des milliers, anonyme et vaillante, une ombre discrète qui se fond dans la société actuelle dont elle constitue l’un des rouages essentiels malgré ce manque de reconnaissance qui fait d’elle une otage. L’otage de sa propre vie, de sa solitude, du désir des autres, de la puissance des hommes et de la perte de ses désirs à elle.
Elle n’identifie pas tout cela consciemment mais elle le vit dans sa chair, jour après jour, surtout depuis que son mari l’a quittée, sans bruit, sans orage, sans éclat. C’est presque pire. Alors quand son patron lui demande d’établir des listes noires, des « viviers » dans lesquels elle doit identifier lesquels des ouvriers dont elle s’occupe, ses abeilles comme elle les nomme, sont moins performants, moins compétents, moins motivés que les autres, moins rentables donc dans cette machine infernale de la course à l’argent, c’est la goutte d’inhumanité de trop. Elle rend les armes. Ou plutôt elle les prend. Avec maladresse et sans autre motivation que celle de se sentir un peu exister à nouveau, elle commet l’acte qui interdit tout retour à sa transparence antérieure.
Sans aucun jugement, l’auteure nous permet d’accompagner Sylvie et de la comprendre à travers un récit court et dense qui se lit d’une seule traite, comme une longue confidence, parce que ça débordait et qu’il fallait enfin tout dire, tout sortir.
« On nous fait croire que l’on est tous libres et égaux et que notre modèle est le meilleur des modèles, mais ce n’est que de la poudre aux yeux car finalement, nous les petits, on a aucun droit, sinon celui de se taire. Bien sûr on nous donne un travail, on nous fait confiance quand on est un peu plus malin qu’un autre, mais au final c’est toujours pareil, on se fait écraser par les plus forts, et on se tait car il faut bien bouffer ; alors on accepte, on suit la ligne toute tracée du berceau à la tombe, toujours dans l’humiliation, la main tendue, car on a pas les moyens de claquer la porte, et parfois on rêve de partir, de leur clouer le bec pour qu’il n’y ait plus d’humiliation car on a pu choisir, et le choix c’est la liberté. »
« Les hommes gouvernent le monde car ils n’ont pas peur. Ils ont des ailes quand nous, nous piétinons dans la vase. Je pense souvent à mes petites abeilles. J’ai peur pour elles. Les femmes ne disent jamais rien sur la violence, ne s’en défendent que très rarement. Et je suis comme elles. Ne rien dire, porter le fardeau, se taire et puis un jour tout casser comme je l’ai fait. »