Nouvelles

Recueil de nouvelles – Extrait n°14

SUR LA PHOTO

Ma fille sautille gaiement autour de moi. J’ignore si elle a réellement saisi les enjeux de cette journée, l’émotion suscitée par le grand déplacement que nous venons d’accomplir, ses grands-parents et moi. Depuis le temps que je les sollicite, ils ont enfin accepté.

Il fait si chaud aujourd’hui ! Cette robe légère qui caresse mes jambes, ce doux pétillement de limonade que je sirote doucement en faisant tinter les glaçons…

Je savoure pleinement mon retour à la vie, dans tous les sens du terme. Je me remets à peine d’un grave accident de voiture, survenu l’hiver dernier, et depuis ma vie se colore sans cesse de nouveaux arcs-en-ciel.

À quarante-cinq ans, j’ai découvert mon enveloppe charnelle et toute la précision, le miracle, l’orfèvrerie de mon système sanguin et de ses corollaires, mes reins, mon foie. Mon cœur. Ses battements ininterrompus m’enchantent, me transportent. Je suis vivante. Les coups sourds de ce métronome infini cadencent mes jours et mes nuits, tambourinent contre mon oreiller comme un refrain incessant, me rappelant à chaque fois combien ma vie est précieuse. Je crois avoir compris, enfin. Le renouveau du printemps m’a cette année émue aux larmes. J’ai vu dans le vert tendre des jeunes pousses, dans la fragilité des bourgeons, la promesse de meilleurs lendemains. J’ai vu l’infini, et l’infiniment triste, aussi, de ne pas savoir se renouveler, de ne plus croire en la vie. Alors j’ai décidé de me battre, de rallumer dans les yeux de ma mère l’étincelle de vie qui s’y est éteinte depuis des temps immémoriaux, de ressusciter l’espoir et le sourire sur le visage de mon père. La transmission de cette vie puissante, envers et contre tout. Je veux y croire.

Ma fille penche la tête sur le côté. Ça y est, elle a capté le regard de cette autre petite fille, elle a compris. Les beaux yeux noirs plongés dans les siens, le sourire en demi-teinte, les cheveux sagement tirés en arrière, retenus par un joli ruban blanc.

– Je trouve qu’elle te ressemble…

Je souris. Elle a raison. Cette petite fille a les yeux légèrement en amande, comme moi. Un petit nez retroussé, des taches de rousseur, et cet air espiègle et doux à la fois, qui m’a été conté lorsque j’étais enfant. Ses bêtises étaient alors légendaires, dans la famille, et l’on passait de longues heures à rire, à la faire revivre en nous à travers mille anecdotes, toutes plus drôles les unes que les autres.

Je me tourne vers ma mère, elle aussi penche légèrement la tête sur le côté. Mais ses yeux sont remplis de larmes, et son grand mouchoir en tissu vient camoufler les sillons, ses rides pleines, cette lumière qui s’éteint à nouveau dans son regard.

– Maminette, pourquoi tu pleures ?

La voix fluette de ma fille lui arrache un demi-sourire. Il faut vivre, rendre vivants les morts, se souvenir dans la joie ! Mon père fait demi-tour. Je l’observe un moment, sa longue silhouette tassée par le poids des années, et du chagrin. Il secoue la tête doucement. Je le rejoins d’un pas rapide et lui prend le bras, suffisamment fermement pour qu’il ralentisse son pas, puis me regarde, étonné.

– Papa, tu n’as pas le droit.

– Bien sûr que si. Ce n’était pas une bonne idée de venir. Regarde ta mère, elle pleure maintenant.

Les épaules rondes de Maminette tressaillent sous l’effet de sanglots délicats, retenus. Ma fille comprend, se presse contre ses hanches généreuses. Tendre humanité, réconfort léger d’une enfant neuve qui ressent intuitivement tout le poids du passé de ses aînés. La frêle silhouette de Nina se fond dans celle de sa grand-mère, je sens d’ici qu’elle la hume, qu’elle s’emplit de son parfum poudré, unique, intemporel. Maman, tu es si belle. Chaque ride me conte une histoire, chaque repli de peau, de tes mains parcheminées à tes paupières fatiguées, tu es l’incarnation du destin, de l’histoire de la famille, à la fois douloureuse et grandiose.

Je me sens si proche de mes parents. Tout n’a pas été simple, bien entendu, mais aujourd’hui, je suis apaisée. Mon accident m’a recentrée sur les priorités de ma vie, sur mon enfant, j’ai cessé de reprocher à mon entourage mes failles intérieures, que je projetais sur eux depuis mon adolescence. Je suis responsable de ma vie, de mes actes, tout comme ils portent leur histoire, et le poids de leurs maux. J’espère avoir compris cela suffisamment tôt pour que ma fille se sente affranchie à son tour de cette transmission vénéneuse, pour qu’elle puisse vivre une vie qui lui sera propre, et non parasitée par de multiples fantômes. Nous les aimons, nos chères âmes, nos disparus, dieu sait que nous les aimons, et souffrons avec eux, encore. Mais nous devons avancer, maintenant. La consolidation des fractures rend les os plus forts, m’a-t-on dit lorsque j’ai découvert les images effroyables de mon bassin en miette. Les longs mois de rééducation m’ont permis de ressentir chacun d’entre eux, je pouvais presque les visualiser en train de se ressouder, tout comme je ressentais si fort l’union nouvelle de mon corps et de mon âme, après le fracas des tôles froissées et d’une vie émiettée.

Lorsque j’ai ouvert les yeux, juste après la collision, je ne ressentais rien. Rien hormis cette sensation de flottement, de morcellement d’un corps que plus rien ne retient. La dose d’adrénaline causée par le choc a été si forte que toute ma chair s’en est trouvée anesthésiée, proche de l’anéantissement. Pas de douleur, donc, pas encore. Les visages penchés sur moi m’ont effrayée, eux. Des regards inconnus, saisis par l’épouvante, n’osant me toucher, ni m’adresser la parole. J’étais presque déjà passée de l’autre côté, parle-t-on à un mort ? Et puis les pompiers, enfin. Eux m’ont vraiment regardée, parlé de leur voix forte et rassurante, saisie de leurs grandes mains. J’ai ce souvenir étrange d’une odeur de tabac froid, juste à ce moment-là. Est-ce que mon sauveur faisait sa pause cigarette au moment où l’alarme a retenti ? Accident de la voie publique, une victime à désincarcérer, on part tout de suite. Sirènes hurlantes sur le chemin du retour vers l’hôpital, c’est là que j’ai perdu pied. Le médecin m’a anesthésiée d’office parce que mes poumons se remplissaient de sang, parait-il, il fallait m’intuber. Quand je pense que ma vie s’est jouée sur un bout de plastique adroitement posé…

J’ai dépassé ces réflexions depuis longtemps maintenant. Après avoir accepté ce temps de colère et d’impuissance face aux dégâts physiques, pour certains irrémédiables, j’ai senti arriver la reconnaissance. Timidement, à petits pas, sans en avoir l’air. Un beau matin, elle a pris la forme d’un sourire, celui de Nathalie, qui venait m’aider à faire ma toilette tous les matins, avec tant de douceur et de respect de ma pudeur blessée. Le lendemain, ce sont les encouragements sincères de mon mari qui m’ont réconciliée avec mes jambes épuisées. Je tenais debout, enfin !

Et puis un jour, j’ai pu remarcher, vraiment, aller et venir sous le soleil de mai, offrant mon visage et mes bras librement à l’air frais du matin, et c’est là que l’évidence m’a frappée au cœur, comme un coup de poing. Je suis vivante ! J’ai pleuré longtemps. Je me suis imaginée sous terre, j’ai pensé à ma fille, mon enfant chérie, qui aurait pu être privée de mère, j’ai repensé à tous nos morts, et j’ai compris ce privilège d’être en vie.

– Maman ! Regarde cette photo. Comme elle est belle.

Nina sourit. Elle a déjà compris, me semble-t-il, le prix de cette vie. Elle sait que le chagrin ne doit pas tout envahir. Bien sûr, elle n’a pas vécu de drames dans sa chair, comme nous, ses aînés, mais je suis sûre de ses intuitions d’enfant. Elle est droite, centrée dans sa vie, bien plus que je ne l’étais à son âge, empêtrée dans les souvenirs et les rancœurs infinies de mes parents. Tu es libre, ma fille. Reste affranchie de nous, ne cultive pas la tristesse ni le ressentiment, ta vie est devant toi !

Ma mère se rapproche doucement de moi. Elle a séché ses larmes, et me semble plus forte, moins perdue que lorsque nous sommes arrivés. Elle prend une grande inspiration et lance un long regard circulaire autour d’elle. Calmement, elle intime à mon père l’ordre de venir auprès d’elle. Lorsqu’il vient à sa hauteur, elle saisit son bras et lui sourit bravement.

– Je suis heureuse d’être venue. Il fallait le faire. Je crois que je vais pouvoir avancer, maintenant. Nina a le même âge que Suzanne quand… alors, enfin, tu vois bien qu’il faut… pour elle….

Ma mère hésite, cherche ses mots. Rien n’est clair, mais nous comprenons, tous, à demi-mots, ce qu’elle veut nous dire. Nous ressentons la même chose.

Sur la photo en noir et blanc, les beaux yeux noirs de Suzanne nous contemplent, sans âge, sans tourments, pas encore.

Je lève la tête, et à mon tour j’affronte les dizaines, les centaines de regards similaires, ou presque, de tous ces enfants, saisis par l’absurdité du monde. Pouvaient-ils se douter, ce jour où un photographe a volé leur sourire, qu’ils finiraient ainsi, sur ce mur, au sein du Mémorial de la Shoah ?

En votre nom, nous avons le devoir de croire encore en l’humanité. Sinon, qui le fera ?

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