L’OMBRE DU PÈRE
Mes yeux alourdis par l’ennui commencent à se fermer. Je dois vraiment sortir de cette chambre, où sont mes cigarettes ?
– Papa, je reviens.
Je me penche vers celui qui fût un jour un roi, cet ascendant terrible et inaccessible, ce colosse aux yeux bleus qui a fait trembler les murs de mon adolescence. Je soupire en effleurant sa joue, froide et grise comme de la cendre. Les infirmières ne l’ont pas rasé ce matin, ou alors c’est lui qui les a envoyées bouler. Même à quatre-vingt-dix ans passés, il reste capable de jouer les tyrans, du fond de son lit. Je le vois au regard craintif de l’aide-soignante qui passe sa tête par la porte, presque timidement, en se demandant si le vieux monsieur de la douze ne va pas encore une fois lui demander, poliment, de dégager.
Mon père est parti loin, cette fois-ci. Je peux descendre fumer une clope, même plusieurs, il ne s’en rendra pas compte. Je connais par cœur le petit périmètre, en bas, autour des portes coulissantes, dédié aux malheureux prisonniers de ce grand hôpital, qui errent comme moi, sans trop oser s’éloigner, au cas où … On regarde, l’œil envieux, ceux qui partent pour de bon, le pas alerte, une expression déterminée sur le visage. Nous aussi, ce soir, demain, on s’en ira, le cœur léger, les clés de voiture à la main, pour partir vite, loin, de ce grand vaisseau du malheur.
Les moins chanceux d’entre tous, bien sûr, ce sont encore les malades. Pauvres hères en chemise de nuit ouverte sur leurs fesses, qui attendent impatiemment de revêtir leurs habits civils et retrouver leur liberté, ou ce qu’ils pensent être comme telle. Quelle liberté, au fond ? Celle d’aller et venir, sans entrave, sans ce pied à roulette qui les suit partout, accroché au fil transparent de leur vie, et qu’ils s’appliquent à ne pas arracher, sous peine de se voir attirer les foudres de l’infirmière ? Mais on a tous un fil invisible qui nous relie à la vie, à la mort, à nos espérances et nos désespérances, à nos pires peurs, à nos plus grandes angoisses. Avancer, pas à pas, tous les jours, jusqu’à ce que le moteur casse. Celui de mon père a eu bien des ratés, ces dernières années, jusqu’à la panne fatale, celle qui vous laisse au bord de la route, exsangue, sans autre choix que d’accepter l’aide d’une grosse dépanneuse envahissante, qui d’un seul coup prend toute la place dans votre vie, et qui vous barre l’horizon sur une route qui n’en finit plus. Un point de non-retour, comme on dit.
Je ne sais pas ce que je ressens depuis que l’équipe médicale m’a annoncé son passage en soins palliatifs. Un mot noble, effrayant, qu’on brandit comme un étendard pour qu’aussitôt les gens arrondissent des yeux compatissants. Ah, il est en soins palliatifs… Je suis désolé, vraiment. Palliatifs. Pallier à quoi ? A la vie qui s’en va par tous les pores de la peau, à la douleur qui s’insinue à la place, au froid envahissant qui engourdit les veines et épaissit le sang ? Du confort, m’a-t-on dit, on va lui apporter le plus de confort possible. Bien. J’ignore s’il est effectivement envisageable d’imaginer qu’une fin de vie puisse être… confortable ? Quand je vois mon père au fond de son lit, le regard éteint, recroquevillé comme un petit squelette, je ne sais pas ce que la vie peut encore lui apporter de doux, de « confortable ». Il a surtout l’air de vouloir en finir, une bonne fois pour toutes. Des escarres grosses comme le poing lui rongent les ischions, paraît-il, comme si son corps avait déjà décidé que pour lui, quoi qu’il advienne, le compteur était au bout. La partie est finie, on ne joue plus. Moi non plus, ai-je envie de répondre, je ne joue plus à ça, j’aimerais retrouver le bouton magique de l’enfance, celui qui permet d’effacer les ratés, les mauvais coups de crayon, les désillusions, l’odeur de tabac froid, la gueule de bois. Je l’ai perdu quand, ce bouton ?
L’asphalte mouillé reflète la lumière blanche des réverbères sur le vieux parking. Je cherche vainement un coin sec pour allumer ma cigarette et me cale contre un bout de mur, mais les meilleures places sont prises, et puis on laisse la priorité aux malades, aux fauteuils roulants, aux éclopés, aux vieux.
Dans l’humidité ambiante, mon briquet tressaute comme un vieux pétard mouillé. Trois pauvres étincelles, entre deux gouttes d’eau. Je soupire. Quand rien ne va, décidément…
– Tenez, vous n’y arriverez pas, en plus il y a du vent.
Un mégot incandescent flambe devant mes yeux. Je le saisis en même temps que je tourne la tête vers la voix féminine qui a prononcé ces mots. Une voix jeune, qui contraste avec le ton assuré et déterminé qu’elle a employé pour me parler. Dans la pénombre, je distingue des yeux brillants, un teint pâle, des pommettes hautes. Ce visage inconnu m’est étrangement familier, comme les restes d’un songe d’une nuit agitée. Nos deux cigarettes fusionnent, la mienne s’embrase enfin, et j’aspire goulûment une première bouffée de cette fumée âpre nocive et apaisante.
– Merci
Je lui tends entre deux doigt son mégot, elle s’en empare en me fixant à nouveau, droit dans les yeux.
– Pas de quoi.
Elle me tourne le dos, tire une dernière fois sur sa cigarette qu’elle écrase dans un gros cendrier rempli de sable, et entre d’un pas résolu dans le hall de l’hôpital. Je suis des yeux sa frêle silhouette, il m’a semblé sentir une odeur de vanille quand elle s’est approchée de moi, mais je ne suis pas bien sûr. Et puis qu’est-ce qu’on s’en fout, après tout.
Je viens d’avoir quarante ans. Ma vie de famille, et presque ma vie tout entière, a explosé l’année dernière, quand je me suis aperçu que mon épouse fidèle ne l’était pas tant que ça. Comme dirait le héros d’un mauvais roman, je n’ai rien vu venir. Et pourtant, c’est vrai, je n’ai vraiment rien vu venir.
Un matin, on prenait le petit déjeuner ensemble, on se regardait à peine, elle le nez plongé dans son thé vert, moi soufflant sur mon café brûlant. Elle a posé son téléphone à côté d’elle. Je crois qu’on était en train de parler des enfants, de l’heure à laquelle il fallait les récupérer le soir, et lequel d’entre nous s’en chargerait. Des banalités de gens heureux en somme, et qui ne s’en rendent même pas compte. Elle a reçu un sms, et en l’espace d’une seconde son regard a changé. Elle s’est reprise aussitôt mais je l’observais juste au moment où elle a découvert le message. Ses paupières ont frémi, ses yeux se sont voilés, le temps d’un battement d’ailes de papillon, pas plus. Ça m’a suffi. J’ai fait semblant de rien, j’ai replongé vite le nez dans ma tasse, pour qu’elle ne se rende pas compte du changement qui s’opérait en moi. Elle m’a souri légèrement, en baissant les yeux. Elle a attrapé son téléphone et l’a fourré rapidement au fond de son sac. Puis elle m’a dit « à ce soir », sans m’embrasser, et elle est partie.
Je ne suis pas un fouineur de nature, mais à partir de là, j’ai traqué sans répit le moindre signe, la moindre trace de ce qui aurait pu ressembler de près ou de loin à un mensonge, un non-dit, un oubli. Et j’ai trouvé un adultère au bout de ma quête, un vrai, qu’elle a fini par m’avouer, des larmes plein les yeux, le visage tordu par la culpabilité. Un de ceux qui font si mal qu’on pense finir dans la rubrique des faits divers, comme ce père de famille qui massacre tout le monde avant de se tirer une balle dans la tête. Heureusement pour moi, et pour mes enfants, aucune faille psychologique de mon passé n’avait jamais créé la brèche susceptible de me faire passer à l’acte. Je me suis donc contenté d’endosser le rôle du courageux mari et père bafoué, cocu à n’en plus pouvoir, dont la femme se tire avec un autre.
Mon orgueil de mâle en a pris un coup, bien sûr, et tous mes rêves de gosse aussi, en fait. Pas de bouton magique, là non plus. Il a bien fallu admettre que toutes les femmes n’étaient pas des princesses, et que je n’étais finalement pas ce père que j’imaginais être. Je pense au mien, du coup, là-haut, en train d’agoniser dans sa chambre d’hôpital. Quand il a appris mes déboires, j’ai lu une telle déception dans son regard que j’ai failli m’en excuser, sur le coup.
Et pourtant… Il m’aura fallu presque une vie d’adulte pour me rendre compte de son imposture. Je n’aime pas mon père, qui n’a jamais aimé que lui-même. Ce jour où j’ai accepté la blessure, la faille béante que représente pour un fils l’acceptation de la médiocrité humaine de cet ascendant écrasant, je suis enfin devenu moi-même. J’ai cessé d’en vouloir à la terre entière pour ce manque d’amour, de chaleur et d’attention de la part d’un être entièrement tourné vers lui-même et la satisfaction de ses propres désirs, et je me suis occupé des miens. Mes désirs personnels, mes enfants, ma vie d’homme. J’ai cessé de vivre par procuration la réalisation impossible des aspirations de mon père, éternel déçu par la terne destinée de son fils. Eh non papa, je ne serai jamais président de la république, ni médecin, ni même chef d’entreprise, et même pas foutu de garder sa femme non plus. C’est tout ça que j’ai lu dans tes yeux, l’année dernière.
En un sens, ça m’a aidé. C’était l’électrochoc final, susceptible d’anéantir tout désir de vie, ou de le ranimer violemment. Je me suis d’abord rebellé. Animal blessé, je vous ai tous détestés, toi, la mère de mes enfants, l’enfoiré qui l’avait séduite, et mes collègues de travail qui me regardaient comme une bête curieuse, se demandant à quel moment j’allais chavirer pour de bon. Le navire a pris l’eau, certes. Mais les îlots d’incertitude qui me faisaient voguer de travers ont disparu, et j’ai gagné en assurance toute la naïveté perdue, engloutie dans le naufrage de mon mariage et le regard déçu de mon père.
J’aurais pu m’affranchir de toutes ces chaînes bien plus tôt, c’est mon seul regret. En attendant la reconstruction, je guette, tendu, le dernier souffle du vieux lion. Il a tyrannisé ma mère toute sa vie, allant jusqu’à contrôler la durée des appels téléphoniques qu’elle passait à ses enfants, dans un temps où l’on payait encore les factures à la minute près.
Je suis persuadé qu’elle se l’est fabriqué de toutes pièces, ce cancer du côlon, à l’aide de briques de stress et d’anxiété, cimenté par la peur constante de déplaire au chef de famille, qui d’un haussement de sourcil pouvait remettre en cause une journée entière passée derrière les fourneaux. Trop cuit, trop fade, il recrachait son plat d’un air dédaigneux, et ma mère se recroquevillait derrière un pauvre sourire d’excuse, lui donnant raison. Il avait toujours raison. La maison n’était jamais assez propre, rangée, accueillante, pour lui qui travaillait si dur et rentrait si tard le soir …
Le cliché du patron imbuvable chez lui et brillant en société. Ma mère et moi en avons fait les frais toute notre vie, sans autre recours qu’un faible soutien de part et d’autre, car ni elle ni moi n’osions réellement braver les foudres paternelles. Je lui en ai voulu à l’adolescence, d’autant plus qu’elle était bien souvent mon seul recours contre lui, et toutes ses exigences. Ce sont ses nombreuses absences qui m’ont sauvé. Tenir les rênes de sa multinationale le contraignait, ou plutôt lui permettait, car il en avait besoin, je le sais, de s’évader de longues périodes de chez nous, de s’extraire d’un quotidien trop étriqué pour lui. Il lui fallait en permanence une multitude de lèche-bottes pour lui cirer les pompes, et quand il a compris que je n’étais plus sincère avec lui dans mon admiration sans failles, que le petit garçon s’affranchissait en douce de son autorité, il est devenu encore plus dur et plus inatteignable, blessant, tranchant même, allant jusqu’à sous-entendre que je n’étais pas digne d’être son fils.
Il ne m’a d’ailleurs jamais proposé de le rejoindre dans son fief. La grande entreprise cotée en bourse a eu un repreneur, mais j’en suis toujours resté fort éloigné. Il faut dire que je me suis orienté assez tôt vers un domaine qui lui était parfaitement étranger, et il n’a pas cherché à me retenir.
Je suis prof d’anglais dans un collège, autant dire le bas de l’échelle alimentaire pour lui, aucun intérêt. La valeur d’un homme se mesure à la taille de son portefeuille, et à son réseau de relations utiles, entendons par là intéressées et dénuées de toute sincérité dans le rapport humain. Je ne suis ni un utopiste, ni un marginal, mais je me sens encore, à mon âge, privé d’une forme de reconnaissance de ce que je suis intrinsèquement.
C’est un long chemin, que d’apprendre à ne plus dépendre du jugement si dévalorisant d’un père à qui tout a réussi. Enfin, en apparence du moins. Car j’ai assisté aussi à sa longue déchéance, celle qui l’a mené tout droit jusqu’à ce lit d’hôpital, en soins palliatifs, où ses couches sont changées comme celles des autres. Il souffre autant que ses voisins, et la valeur de son patrimoine, aussi étendu soit-il, ne lui permet pas d’échapper à son statut de mourant, le regard vide, les traits crispés. Il partira sans amour et sans larmes, comme il a toujours vécu. Avec une belle montre, très chère, à son poignet. Je suis cynique, mais au fond de moi, bien caché, enfoui sous des tonnes de fausses certitudes, se dissimule encore l’enfant perdu en quête d’amour. Je le sais, et je renforce mon armure en me détachant plus encore de celui qui n’a pas su me voir. Ni m’aimer.
J’ai si froid, je tremble sous ma parka trempée. La pluie s’est intensifiée sans même que je m’en rende compte, perdu dans mes pensées. J’ai encore une trentaine de copies à corriger là-haut. Je n’aime pas les transporter hors de chez moi, mais ai-je le choix ? J’ai déjà dix jours de retard dans mes corrections, et les élèves les plus studieux commencent à me faire des réflexions.
Depuis le début de l’année, je les ai habitués à un rythme soutenu de part et d’autre, et je leur rends leurs copies moins d’une semaine après l’évaluation. Tel un métronome infaillible, ils savent qu’ils peuvent compter sur ma régularité, et ça les rassure. Mais depuis que mon père est hospitalisé, la routine déraille un peu, et ils le sentent. Certains en profitent, ravis de l’aubaine. Le prof est faible, fragile, ils s’engloutissent dans mes failles et s’en délectent, avec leurs petits potentiels de haine prêts à bondir, déjà. C’est la jungle, le collège. Si les parents savaient à quel point ils exposent leurs rejetons à la violence de l’autre, chaque matin, en les déposant devant les grandes grilles, tout sourire, s’ils savaient ce que je vois, ce que j’entends…
Comme eux, pour les miens, je préfère ignorer les bas-fonds, et tenir bien haut la lanterne du savoir en espérant que la lumière ira aussi éclairer les cerveaux des crétins qui ont une toile d’araignée en guise de matière grise. Jamais je n’oserais dire ça tout haut, l’éducation nationale me tomberait dessus aussi sûrement que les parents indignés du peu de respect montré envers leur chère progéniture. Et pourtant, quel âge gris, terrible, celui où l’on découvre que nos mauvais penchants trouvent écho en l’autre, et que cet autre n’a pas encore assez de freins ni d’expérience pour ne pas les assouvir. Quelques perles illuminent mes journées, heureusement, et alors l’obscurité s’éloigne, pour un temps. Je retrouve foi en cette humanité vacillante, et je brandis à nouveau la lumière des apprentissages, serein et plein d’espoir.
Malgré tous mes errements, mes doutes, mes ratés, je crois encore que le plus beau reste à venir. Inéluctablement, la roue tourne, un nouveau jour se lève, tous les matins. Mon cœur de gamin espère encore malgré tout que, sur son lit de mort, mon père tournera ses yeux bleus si fatigués vers moi, et me confiera dans un souffle qu’il m’a aimé plus que tout, qu’il est fier de moi, et que c’était pour mieux me voir grandir qu’il ne me l’a jamais montré.
Je ris doucement en secouant la tête. Comment, à mon âge, puis-je en être encore là ? A l’instar de mon allumeuse de cigarette quelques minutes plus tôt, j’écrase la mienne dans le sable du cendrier, et rentre en frissonnant dans le grand hall de l’hôpital. Je traîne un peu dans cette ambiance impersonnelle et triste, faite d’attente et de renoncements. Les errements des uns renvoient à l’anxiété des autres, les regards sont éteints, pressés, absents. Quelques familles se serrent les coudes, manifestant bruyamment leurs retrouvailles. Le contraste avec les petits groupes plus discrets est saisissant, et les gens seuls, les plus nombreux, vont et viennent comme des fantômes, invisibles et transparents. Comme moi, une ombre parmi d’autres.
Je me rapproche instinctivement du seul point chaleureux de ces lieux anonymes, la cafétéria lumineuse et odorante. Une saveur de pain chaud et de café me fait saliver à distance. En m’approchant du bar, je reconnais de dos la silhouette nerveuse de la jeune femme de tout à l’heure. Ses cheveux longs ondulent dans son dos librement. Elle savoure un café à petites gorgées pressées, en soufflant sur sa tasse. Je m’accoude juste à côté d’elle, commande un croque-monsieur, et j’attends. Elle me jette un regard en coin, marque un petit temps d’hésitation, me reconnaît. Bref sourire. Je lui réponds largement, j’ai besoin de chaleur humaine ce soir, d’échanges, de bienveillance. Un peu étonnée, elle lève un sourcil vers moi et me demande très naturellement si on se connaît.
– Je ne crois pas. Mais votre visage m’est familier, alors peut-être nous sommes-nous croisé quelque part ?
– Je vous ai prêté ma cigarette tout à l’heure.
Je lui réponds en riant franchement.
– Je sais ! Je ne parle pas de ce moment-là, ma mémoire me joue parfois des tours, mais pas à ce point quand même.
Elle sourit, amusée aussi, puis me dévisage de la tête aux pieds.
– Vous êtes trempé. Pourquoi êtes-vous resté si longtemps sous la pluie ?
– Je ne m’en suis pas rendu compte.
– De quoi ? De la pluie ? Vous vous fichez de moi ?
– Pas du tout, j’étais absorbé dans mes pensées.
– Vous avez bien de la chance, moi c’est tout l’inverse. J’agis, et après seulement je pense.
– C’est plutôt une qualité, la spontanéité. Elle me fait cruellement défaut.
– Vous faites quoi dans la vie ?
– Je suis prof d’anglais.
– Ah, je vois. Quelles classes ?
– 5ème et 4ème. Des âges parfaitement insupportables.
Elle rit à nouveau. Ses yeux bleus s’illuminent un instant, et ses pommettes remontent en froissant ses tâches de rousseur. Je ne lui donne pas plus de trente ans. Dans la pénombre, tout à l’heure, j’ai cru voir une ado tant son visage m’a semblé juvénile. Mais l’assurance de sa voix, et la lumière crue du bar me laissent entrevoir une maturité tout à fait charmante.
– Vous ne mangez pas ?
Mon croque-monsieur attend sagement devant moi, sur une petite assiette blanche. Je ne l’avais même pas vu. Je souris à mon inconnue.
– On partage ?
– Non merci, je n’ai pas faim.
– Moi non plus.
– Pourquoi avez-vous commandé alors ?
– Je ne sais pas. Pour gagner du temps, peut-être.
Elle me regarde, l’œil interrogateur.
– Vous êtes mystérieux, décidément. C’est un genre que vous vous donnez, ou bien vous êtes réellement paumé ?
Sa franchise assumée me fait sourire. Elle ne se démonte pas, et attend ma réponse.
– Peut-être bien que je suis un peu paumé, c’est un genre qui plaît, non ?
– Pas à moi en tous cas. Vous êtes marié ?
– Divorcé. Depuis peu. Et vous ?
– Ni l’un ni l’autre, je suis libre comme l’air.
Elle accompagne sa réponse d’un clin d’œil très moqueur, comme pour me signifier qu’il ne sert à rien de m’aventurer sur ce terrain-là. Je n’en avais pas l’intention, mais son attitude piquante m’agace. Je réoriente la conversation en zone neutre.
– Et vous, dans quel domaine travaillez-vous ?
– Je dirige une filiale de cosmétiques luxe.
Mon hochement de tête admiratif et surpris ne lui plaît pas, elle remonte au créneau.
– Ça vous étonne ? Une femme, jeune, patron, ça gratte les egos…
– Vous êtes désagréable, je crois que je vais finir mon croque-monsieur sans vous.
A son tour de me dévisager, elle n’a visiblement pas l’habitude qu’on lui parle sur ce ton. Le rapport de force qu’elle instaure entre nous est surprenant. On ne se connaît pas, nous évoluons dans des sphères professionnelles antinomiques, et pourtant elle se comporte comme si nous avions quelque chose à prouver, à comparer. Comme si elle cherchait une légitimité dans mon regard. Elle est mal tombée, je suis au moins aussi mal loti qu’elle dans ce domaine.
Je décide de calmer le jeu, parce que malgré tout j’ai envie d’en savoir plus sur elle, sa verve attise mon intérêt, et puis tout ça me distrait si bien de la fin de vie qui se joue là-haut !
– Vous vous méprenez, vraiment. Je ne suis ni étonné ni condescendant, c’est tout à votre honneur d’en être déjà là. Vous devez avoir de grandes qualités de management.
– Je suis dure. C’est ce qui me sauve, dans ce milieu de requins.
– Vous avez l’air amère. Peut-être que je me trompe ?
– Je suis née dans l’amertume.
Elle rit pour adoucir ses propos, mais j’ai vu la lueur blessée qui a fugitivement troublé son regard bleu. Son visage est comme taillé à la serpe, si fin, mouvant, vivant. Elle fait encore remonter ses jolies pommettes dans un sourire contraint. Elle aussi semble vouloir baisser un peu les armes, tant mieux, ces joutes me fatiguent, j’ai envie d’apaisement, de confidences. Je lui demande si elle a des enfants.
– Dieu merci, non.
– Ni maintenant, ni jamais alors ?
– Peut-on savoir ? Mais effectivement, la réalisation de mes désirs ne passe pas par là. Ça vous choque, ça aussi, non ?
Le ton est doux, alors je tâche de répondre franchement.
– Disons que je ne me suis jamais posé la question. Pour moi, fonder une famille et avoir des enfants, c’était une évidence. Et aujourd’hui, je me retrouve père à temps partiel, comme quoi !
– Vous souffrez de ne plus voir vos enfants tous les jours ? Ils ont quel âge ?
– Dix et douze ans. Oui, je souffre, bien sûr. Peut-être que moi, je suis né dans la souffrance.
Un sursaut d’animosité plisse mon front. Avec le père que j’ai eu, il est clair que je n’ai pas baigné dans l’amour filial. J’espère ne jamais reproduire avec mes enfants cette relation d’indifférence qui m’a plutôt déconstruit qu’autre chose. J’ai peur d’être un père absent de leur vie, de leurs préoccupations, un père à la marge, juste bon à payer les pensions alimentaires et le futur permis de conduire. J’exprime tout haut mes craintes, parce que je me sens bien, en sécurité auprès de cette inconnue, j’ignore pourquoi.
– J’espère que mes enfants ne vont pas oublier qu’ils ont un père, et me préférer le nouveau mec de ma femme. C’est basique, primaire, je sais. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser.
Elle sourit, touchée semble-t-il par ma sincérité.
– Peut-être qu’au début, ils s’y attacheront plus que de raison, s’il sait y faire. Et vous souffrirez, oui, c’est normal. Mais c’est un simple conflit de territoire. Le fond de l’histoire, vous le connaissez, c’est vous le père. Et ils le savent aussi. Non ?
– Je l’ignore. J’ai un tel rapport avec le mien que je n’ai aucune certitude en la matière.
– Et alors ? Votre père a eu sa vie, a fait ses choix. Vous n’êtes pas lui. Heureusement qu’on ne se définit pas en tant qu’être humain uniquement à travers ses parents.
La sagesse de ses propos me surprend.
– On dirait que vous avez déjà longuement réfléchi à la question.
– C’est le cas.
– Si je comprends bien, vous avez cette chance, vous, d’être affranchie de vos parents ! Doublement libre, alors.
Je lui souris, taquin, mais son visage se ferme.
– Si vous saviez à quel point c’est exactement l’inverse… Je suis au contraire pieds et poings liés avec eux, enfin surtout avec mon père d’ailleurs.
– Nous vivons en miroir les mêmes errances, alors.
Elle hoche la tête, fatiguée. J’ai subitement envie de l’emmener loin d’ici, d’abandonner mon père à sa souffrance, d’oublier mes copies médiocrement bleuies, de croire qu’un nouveau jour reste possible.
– Comment vous appelez-vous ?
– Et vous ?
– Je ne sais pas pourquoi vous traînez dans ce vieil hôpital triste à mourir, et je ne vous le demanderai pas, j’en ai assez avec mes propres misères. Mais j’aimerais vous inviter ailleurs, dans un bar, en ville, n’importe où, qui nous fasse oublier ce pourquoi on est là tous les deux. Je fais le serment de ne pas en parler. Qu’en dites-vous ?
– Jonathan, si tu veux m’inviter où que ce soit, tu dois d’abord me tutoyer.
– D’accord. Je recommence. Justine, acceptes-tu de monter dans ma vieille bagnole pour aller boire quelques bières ?
Ses lèvres frémissent légèrement, elle ébauche un coin de sourire.
– J’espère que tu n’es pas un vieux pervers diabolique, mais tu as une bonne tête, je t’accorde le bénéfice du doute.
J’éclate de rire, elle a ce don de la formule spontanée qui me fait oublier tout le reste. Je lui demande de m’attendre quelques minutes, et je cours vers l’ascenseur, prévenir mon père et l’équipe soignante que je ne resterai pas cette nuit. S’il doit mourir, ce sera sans moi. La culpabilité lancinante liée à mon éducation ne suffit plus à me retenir auprès de lui, même pour ses dernières heures. Les yeux bleus de Justine me happent et m’entraînent loin de cet univers de souffrance poisseuse.
Je la rejoins, reconnaissant, plein d’enthousiasme, comme un gamin qui sèche les cours pour la première fois. Elle enfonce un petit bonnet noir sur sa tête et remonte son sac sur l’épaule. Je n’y connais pas grand-chose, mais malgré une allure simple, ses vêtements sentent le luxe, et ce léger parfum de vanille fine ne provient sûrement pas des rayons du supermarché. Son élégance naturelle est sublimée par ce raffinement discret de vêtements bien coupés, dans des matières nobles, et forcément hors de prix. Mon salaire de prof doit lui sembler misérable. Voilà que je me vois encore à travers les yeux de mon père, est-ce que cela cessera un jour ? Ces chaînes invisibles me pourrissent la vie plus sûrement que s’il se trouvait là, devant moi, à me regarder de son air légèrement dédaigneux, commisératif. C’est presque pire, en fait.
Justine s’aperçoit probablement de mes variations d’humeur, exacerbées par la fin toute proche de mon père. A sa mort, je vais hériter de son grand patrimoine, j’aurai les moyens moi aussi de m’acheter des vêtements de luxe, une grosse voiture. Je suis son seul héritier, et même si le capital a fondu ces quinze dernières années à cause du montant exorbitant des soins en tous genres qu’il a fallu lui prodiguer à domicile, je sais qu’il me faudrait plus d’une vie pour tout dépenser. Je n’ai jamais interrogé mon père à ce sujet, j’ignore totalement de quoi sera composé mon héritage. Après tout, peut-être qu’il a anticipé, qu’il a réalisé des donations de son vivant, sans me le dire, pour ne rien me laisser ? Je repars dans mes élucubrations, cette mésestime de moi qui me pousse à imaginer le pire, toujours. Et puis, est-ce que je me sentirai bien avec tout cet argent que je n’ai pas gagné, que mon père a érigé comme valeur suprême de sa vie, son refuge ultime, son garde-fou ?
Tel un Picsou assis sur des monticules de pièces d’or, ou Harpagon égrenant ses écus, le gamin que j’étais ne le voit pas autrement aujourd’hui. En étudiant l’Avare de Molière au collège, je pensais inévitablement à mon père qui énumérait tous ses nouveaux contrats, le montant de son compte en banque auprès de ma mère soumise et admirative de tant de richesses, elle qui continuait à faire le ménage elle-même malgré la présence quotidienne d’une aide à domicile sur ses dernières années.
Mes parents étaient des gens très simples lorsqu’ils se sont rencontrés. Issus de milieux modestes, leurs repères ont volé en éclat quand mon père a commencé à gagner de l’argent, beaucoup, en peu de temps. Autodidacte, courageux, je dois le reconnaître, il s’est lancé à corps perdu dans un monde qu’il ne connaissait guère, et à force de persévérance, de hargne, d’une volonté infaillible, il s’est retrouvé à la tête d’un petit empire. Je ne sais pas quel a été son moteur, finalement, peut-être que lui aussi avait ce besoin de reconnaissance chevillé au corps ? Je ne veux pas croire que sa motivation ait été le seul profit, ce serait trop simple, basique, réducteur. Je n’ai jamais connu mes grands-parents paternels, ils sont décédés tous deux avant ma naissance, usés par une longue vie d’ouvriers occupés à nourrir leurs nombreux enfants. Ce manque du père que j’ai ressenti toute ma vie, peut-être l’a-t-il vécu aussi ? Il est temps de rompre la chaîne, j’espère que les mots de Justine sur mes enfants étaient sincères.
Elle me regarde, l’œil en coin. Le feu rouge s’éternise.
– Jonathan, tu es avec moi ?
– Bien sûr, excuse-moi, je suis souvent perdu dans mes pensées.
– Je vois ça ! Tu es un vrai professeur Tournesol, en fait.
Je ris, elle n’a pas tout à fait tort.
– Revenons un peu à toi, mademoiselle terre-à-terre. Il est tard, tu es bien sûre que personne ne t’attend ?
– Tu es amnésique ? Je t’ai déjà dit que j’étais libre. A la limite, mon chat va me faire la gueule parce qu’il n’aura pas eu sa ration de croquettes.
– Je vois. Tu travailles demain ?
– Je suis la boss, évidemment que je travaille. Même chez moi, le soir, le week-end, je ne peux pas décrocher. C’est comme ça.
– Tu es venue rendre visite à quelqu’un ce soir ?
– Je croyais qu’on n’en parlait pas.
– C’est vrai, tu as raison. C’est marrant, j’ai l’impression qu’on se connaît depuis longtemps alors qu’on vient tout juste de se rencontrer. D’habitude, il me faut bien plus de temps pour être à l’aise avec quelqu’un.
– C’est parce que je suis extraordinaire.
Elle pouffe de rire dans sa main, et je perçois enfin un peu de légèreté dans son regard. Elle me lance un sourire complice.
– Tu es très sympa, Jonathan. Moi aussi, c’est rare que je m’aventure si vite. Je suis méfiante par nature, mais tu es un gentil, je le sens. Je suis très intuitive.
Je ne sais pas trop comment prendre cette appréciation. Gentil, c’est un adjectif à double tranchant.
– Tu me vois comme un benêt ?
Elle rit à nouveau, et sa fraîcheur me fait un bien fou.
– Mais non, idiot ! Sinon je ne t’aurais même pas adressé la parole… Je te l’ai dit, le milieu dans lequel j’évolue est dur, je ne peux me fier à personne. Toi, tu as l’air vrai, ça me fait du bien. Surtout en ce moment, je me remets beaucoup en question, et puis même si on n’en parle pas, venir à l’hôpital est très compliqué pour moi. Je viens voir quelqu’un sans oser aller au bout de ma démarche.
J’attends un peu, pour qu’elle éclaircisse ma lanterne, mais elle se tait. Bowie chante Life on Mars, je monte le son. Elle ferme les yeux en battant doucement la mesure. Nous ne disons plus un mot. J’aimerais l’emmener chez moi mais je n’ose pas. Je ne suis pas dans une démarche de séduction avec elle, j’ai juste envie de passer du temps avec cette jeune femme étonnante, qui me bouscule et me fait oublier tous mes problèmes.
– On va où ?
– Un pub, ça te va ?
– Non
Je la regarde furtivement, elle boude comme une enfant, le menton enfoncé sous le col de son manteau. Qu’attend-elle donc de moi ?
– Emmène-moi chez toi, au calme.
Un peu surpris, j’acquiesce en silence. Nous sommes décidément connectés sur les mêmes vibrations. Je ressens une souffrance chez cette jeune femme qui fait étrangement écho à la mienne. Nous ne sommes pas très loin de chez moi, je gare ma voiture rapidement et la fait entrer dans le grand hall de mon immeuble. Je la préviens du probable bazar, je ne me souviens même plus dans quel état j’ai laissé mon appartement.
Une odeur de cuir et de vieux café nous accueille, ce n’est pas désagréable. Un reste de vaisselle sale dans l’évier, quelques vêtements par-ci par-là, rien de bien méchant. Je respire, et allume quelques lumières pour donner un peu de chaleur. Je suis à la fois charmé et étonné de sa présence chez moi, je ne ramène pas souvent d’étrangers dans ma tanière, encore moins lorsque je les connais depuis quelques heures à peine.
Elle lève le nez, inspecte les lieux sans en avoir l’air, hume l’ambiance. Lorsqu’elle ôte enfin son bonnet et pose son sac sur mon canapé, je sens qu’elle relâche la pression, et cela me soulage aussi. Je lui propose un café, qu’elle refuse tout net.
– Tu ne m’avais pas promis une bière ?
– C’est vrai.
Et nous voilà, comme deux vieux amis, affalés sur mes coussins, une canette à la main. Je pense furtivement à mes copies que j’ai laissées dans la chambre de mon père. J’avais promis à mes élèves de leur rendre leurs notes demain au plus tard, je vais me faire allumer… Tant pis, j’assume. Les quelques heures passées en compagnie de Justine le valent bien. Elle retire ses chaussures et cale ses pieds sous ses fesses.
– Tu n’as pas froid ?
– C’est plutôt toi qui devrais aller te sécher.
– Justine, qu’est-ce qui ne va pas dans ta vie ?
Ses yeux bleus deviennent glaçants. J’ignore pourquoi je lui ai posé cette question à brûle-pourpoint, je n’ai pas pu m’en empêcher. Depuis notre rencontre, on est très francs l’un envers l’autre, me semble-t-il, et je ressens une quête chez elle, une attente anxieuse que je ne parviens pas à déchiffrer.
– Tu te prends pour mon psy ?
– Tu en vois un ?
– Note que ça ne te regarde pas, au passage.
– Je devrais peut-être m’y mettre, moi aussi.
– T’y mettre… Tu crois que c’est comme s’inscrire à un cours de yoga ?
Son ironie me blesse, elle me prend vraiment pour un rustre. Mais elle continue, les yeux fixés droit devant elle.
– C’est une démarche difficile, de longue haleine. A chaque fois que je termine une séance, je ne sais jamais si j’aurais le courage d’affronter la suivante.
– Tu as tant de pierres que ça, dans ton sac ?
– Ouais, j’en ai pas mal.
Elle fanfaronne, je n’en saurais pas plus, tout au moins pour le moment. La conversation dévie sur moi, mon quotidien de prof, mes enfants à nouveau. Elle veut tout savoir de ma vie, comme pour mieux se distraire de ses propres tracas. Quel meilleur remède que de se pencher sur la misère des autres afin d’oublier la sienne… De fil en aiguille, elle en vient à me questionner sur ma femme, les raisons de notre divorce.
– C’est elle qui est partie ?
– Elle a d’abord rencontré un type, j’ai découvert le pot-aux-roses, et ensuite seulement elle est partie.
– Je suis désolée.
– C’est comme ça. Le plus dur a été toute cette période de doute, de suspicion, j’avais l’impression d’être un animal en chasse. Chaque jour je me penchais un peu plus au bord d’un précipice sans fond, avec le risque toujours plus grand d’y chuter. C’est ce qui est arrivé d’ailleurs, mais une fois en bas, au moins on peut commencer à remonter.
– Comment as-tu su ?
– J’ai eu comme un pressentiment fulgurant, un matin, quand elle a reçu un message sur son portable. A partir de là, je ne l’ai plus lâchée. Quand il y a eu trop de contradictions dans ses excuses, ses absences et son comportement, elle a fini par m’avouer qu’elle avait rencontré quelqu’un. Un collègue de travail, marié aussi. C’est classe, non ?
Je souris ironiquement. Justine pose sa main douce sur la mienne en guise de réconfort, et ça fonctionne.
– Tu as l’air si triste, en parlant de tout ça. Tu l’aimais ?
– Sa présence dans ma vie était aussi évidente que l’eau, l’air, la nourriture… Jamais je n’aurais pu penser que nous finirions comme ça, pas nous. J’avais vraiment confiance en elle, elle était si fiable, loyale, entière. Comment a-t-elle pu mener ce double jeu aussi longtemps, je me le demande encore.
– Tu es si naïf, c’est touchant.
– Pardon ?
Ça fait la deuxième fois que ses appréciations à mon sujet m’interpellent, je me sens vexé, limite en colère.
– Si tu me prends pour l’idiot du village, tu peux te barrer tout de suite, je te ramène.
– Jonathan ! Tu es sérieux ?
Elle rit, légère, inconsciente du mal qu’elle me fait en me confortant dans le rôle du pauvre cocu, candide et idéaliste. Mon regard noir la fait taire, elle recule.
– Excuse-moi, je me suis mal exprimée. Ce que je veux dire, c’est que même si ton ex était sûrement une femme digne de confiance, comment pouvais-tu t’imaginer à ce point à l’abri ? Personne ne peut être sûr, enfin, pas même elle ! Je suis certaine qu’avant de rencontrer ce type, elle s’imaginait aussi passer le restant de ses jours avec toi. Tu ne peux pas croire encore à l’éternité des sentiments ? Si ?
Elle me regarde, prudente. Je suis à vif, elle doit sûrement le sentir.
– Si Justine, j’y croyais, ou je voulais y croire. Tu peux me trouver immature, naïf, je m’en fous. J’avais besoin de cette certitude là pour avancer. Je voulais me sentir indispensable, aimé quoi qu’il advienne, pour toujours.
– Un amour comme celui-là, seul un parent peut le donner. Pas un conjoint.
J’éclate de rire, mais mon regard reste triste.
– Cet amour-là, sans conditions, je ne l’ai jamais reçu moi, alors comment voulais-tu que je ne le fantasme pas ?
– Ta mère ne t’a pas aimé ?
– Mon père. Je n’ai jamais pu être le fils qu’il aurait souhaité avoir. Je ne représente pour lui qu’une immense déception.
A ma grande surprise, elle ricane. Elle semble plongée à nouveau dans ses propres tourments, loin de moi.
– Décidément, finit-elle par soupirer. On n’a jamais ce qu’on veut dans la vie.
– Pourquoi ?
– Toi, tu as un père qui ne te reconnaît pas comme un fils, moi j’en ai un qui m’a tout donné, sauf l’essentiel.
– C’est-à-dire ?
– Un nom, un statut. Encore aujourd’hui, je suis la fille de personne.
Elle n’a pas l’air bien, je sens qu’une phrase de plus et nous basculons dans le douloureux, presque l’indicible. Nous marchons sur des pierres brûlantes, je préfère revenir vers des chemins moins hasardeux. Après tout, que sommes-nous l’un pour l’autre ? Deux pauvres âmes esseulées, qui viennent de se croiser dans le hall d’un grand hôpital, et qui partagent leurs misères.
Il va bien falloir que je la ramène, pourtant. Il doit être plus de minuit, j’ai cours demain à huit heures, avec les pires cinquièmes du collège, de vraies petites terreurs. Trois élèves seulement sèment le trouble, mais ils sont suffisamment bêtes et méchants pour perturber la classe entière. Je me fous de savoir ce qu’ils vivent ou dans quel milieu ils évoluent, ce n’est pas mon problème. On a toujours le choix de son comportement.
– Ça te dérange si je dors sur ton canapé ? Je partirai à l’aube demain matin, tu ne m’entendras pas.
– Mais je te rappelle que ta voiture est restée à l’hôpital.
– Je prendrai un taxi. Je sais qu’on se connaît à peine, mais je suis crevée, je sens que je vais m’endormir tout de suite. Donne-moi juste une couverture.
Cette soirée me semble de plus en plus ubuesque. Justine n’attend pas mon feu vert, elle se cale en boule sur les coussins, serre ses cheveux dans son cou, et ferme déjà les yeux. Elle me semble si frêle tout à coup, on dirait presque une petite fille qui ne veut pas dormir dans son lit. Elle rouvre les yeux et me regarde fixement.
– Tu attends quoi ? Je me gèle.
J’obtempère en souriant. Cette familiarité me semblerait insupportable en temps ordinaire, mais ses exigences et sa franchise hors du commun me plaisent décidément beaucoup. Et puis je sens une grande intelligence derrière tous ses propos, un sens aigu et douloureux de l’autre qui me parle ; malgré toutes nos différences nous sommes complices, et cette évidence m’apaise comme un onguent délicat, inattendu de surcroît.
Le lendemain matin, ma première pensée court vers Justine. Est-elle réellement partie à l’aube, comme elle me l’avait promis ? Mon corps est lourd de fatigue, le manque de sommeil rend ma bouche pâteuse, et l’appel de la première cigarette se fait déjà sentir. Je me passe un coup d’eau sur le visage, je coiffe rapidement mes cheveux pour avoir l’air présentable, on ne sait jamais, et je me dirige rapidement vers le salon. Son absence me prend à la gorge comme une lourde déception. La soirée d’hier me semble irréelle, avec le recul de la nuit. Je m’assois bêtement où je l’ai vue allongée hier, sur mon canapé qui a gardé la forme de son corps. Une très légère senteur de vanille m’émeut lorsque je penche la tête vers les coussins. Que m’arrive-t-il ?
Elle a griffonné son numéro de portable sur un post-it, avec un smiley qui sourit et un simple « merci ». Son écriture est vive, enlevée, comme elle. J’enregistre aussitôt son numéro dans mes contacts, et range le petit papier, que j’ai envie de garder, comme une trace tangible de cette incroyable soirée. Je n’ai donc pas rêvé sa présence, nous avons réellement discuté durant des heures, et elle s’est endormie chez moi, dans mon salon. Je l’imagine en train d’animer une réunion d’entreprise, elle assume de lourdes responsabilités dans son quotidien. Je suis admiratif, moi qui ai parfois du mal à tenir une classe de gamins mal élevés.
La douche chaude me ramène à une certaine réalité, et balaie les dernières chimères de ma nuit somme toute agitée. J’ai beaucoup rêvé, peu dormi. Le visage de Justine passe et repasse devant mes yeux, changeant, mobile comme son sourire qui va et vient. Rayon de soleil derrière un nuage, qui apparait et disparait au gré du vent, de ses humeurs et des miennes. Je me promets d’attendre au moins jusqu’à ce soir avant de la recontacter. Je ressens une étrange attirance pour elle, de l’ordre de l’essentiel, et pourtant j’ai plus besoin de sa présence et de ses mots percutants que d’un contact physique. C’est une jolie femme, sans aucun doute, mais je n’ai pas l’impression qu’une quelconque alchimie ait vu le jour entre nous. Etrange relation, étrange fille… Ma vie est décidément bien déroutante en ce moment.
Ma journée au collège se déroule comme une longue punition. Comme prévu, mes élèves râlent et se dissipent, mes collègues indifférents gardent le nez sur leur portable en salle de profs, le plateau de la cantine est immangeable, et je guette malgré moi un message de Justine. Lorsque mon portable vibre, entre deux cours, je tressaille. C’est l’infirmière du service de soins palliatifs, qui m’informe d’une voix douce la fin toute proche de mon père. Cette fois, parait-il, c’est réellement une question d’heures. Je bâcle ma dernière heure de cours, libère mes jeunes poulains et me dirige presque aussi vite qu’eux vers les grilles libératrices.
Je ne sais toujours pas ce que je ressens face à cette mort annoncée. Un grand vide, un saut dans l’inconnu. Mes parents tous deux disparus, je vais changer de ligne, c’est moi qui désormais monterai au front. Ce rempart rassurant des aînés devant soi me fera pour toujours défaut, et je devrai seul faire écran à la mort pour mes enfants.
La chambre est si calme, l’expression veiller un mort prend tout son sens. L’équipe a mis le scope en sourdine, pour que je ne garde pas les yeux rivés sur les chiffres impitoyables au lieu de profiter des derniers instants de vie de mon père. S’ils savaient… Je guette son dernier souffle comme un élan libérateur, j’espère de tout mon cœur que sa mort va enfin me libérer de lui, de son regard néfaste et culpabilisant sur ma personne, mon identité. Il est totalement inconscient, sous morphine à haute dose. Il ne respire plus que par intermittences, je vois sa poitrine se soulever fortement, puis rester immobile durant de longues secondes… Serait-ce la fin ? Non, voilà qu’elle bouge à nouveau. C’est un calvaire, cette lente agonie. J’ai beau blinder ma sensibilité, je me sens mal, oppressé.
Il est vingt-deux heures, je n’ai pas mangé, je suis épuisé. L’infirmière me dit d’aller faire un tour, elle m’appellera s’il se passe « quelque chose ». L’allusion est délicate, pour parler de cet événement, j’apprécie. Je retrouve sans plaisir la cafétéria quittée la veille et m’accoude au même endroit, sur le vieux comptoir en zinc. Je commande un café, bien serré.
– Pas de croque-monsieur, ce soir ?
Je me retourne vivement, les yeux bleus de Justine me scrutent, fatigués aussi, lumineux, tendres. J’ai envie de la serrer dans mes bras, mais je me retiens et lui donne une bise comme si je retrouvais une vieille connaissance. Elle sent bon.
– Je suis si content de te voir. Je ne savais pas que tu serais là ce soir ?
– Moi non plus, à vrai dire. Tu as mangé ?
– Pas faim.
– Allez, on partage un sandwich et une bière, j’ai besoin d’un remontant.
– Tu peux me dire maintenant, pourquoi ou pour qui tu viens ?
Elle soupire, baisse les yeux, retire son petit bonnet noir qu’elle triture entre ses doigts.
– C’est compliqué, comme je te l’ai dit hier. Je n’ai pas le droit d’être là, en fait, à aucun titre. Mais je ne peux pas m’en empêcher. Vois-le comme un accompagnement à distance d’une personne qui m’est chère mais ne veut pas de moi à ses côtés, en tous cas pas officiellement.
Tout ce mystère finit par m’agacer, n’est-elle qu’une vulgaire maîtresse qui vient prendre des nouvelles de son amant discrètement ? Que signifie pour elle être libre ? Si ça se trouve, elle ne l’est pas tant que ça. Je balaie mes doutes d’un revers de la main, sa présence me comble, je ne veux pas d’ombres supplémentaires à cette soirée qui s’annonce mal.
– Une bière après un café, pas terrible. Et ce sandwich est immonde, n’y touche pas.
– Quel vieux râleur ! J’ai faim, je mangerais la table avec si je pouvais.
– Tu n’as pas fait de pause déjeuner aujourd’hui ?
– Non, un problème technique à régler avec un gros client, ça m’a pris la journée.
– Ton métier, c’est toute ta vie, non ?
Une lueur d’amertume voile son visage. Ce nuage devant le soleil, décidément…
– D’une certaine manière, oui. C’est ce qui m’a construite, définie, et permis d’être enfin reconnue dans les yeux de celui qui m’en a donné l’opportunité, moi l’enfant de l’ombre.
– Tu parles de ton père ?
– Oui, bien sûr. Je ne vais pas te faire un dessin, tu as compris maintenant, non ?
Je gagne du temps en goûtant le sandwich, qui s’avère aussi mauvais que prévu. Nous nageons de nouveau dans des eaux troubles, marécageuses, pour elle comme pour moi. Je m’aventure, l’angoisse au bord des lèvres.
– Donc, si je comprends bien, ton père ne t’a jamais reconnue, mais il a quand même fait partie de ta vie ?
– C’est à peu près ça… Il était déjà marié depuis longtemps quand il a rencontré ma mère. Avec une femme qui ne pouvait pas avoir d’enfants, et il n’a jamais voulu la quitter, par loyauté ou que sais-je… Ma mère m’a toujours parlé de ma naissance comme d’un heureux accident, elle ne l’avait pas forcément souhaité mais s’est sentie heureuse quand c’est arrivé. Elle travaillait pour mon père, ils ont vécu une grande passion tous les deux, je crois qu’ils s’aimaient profondément. Mais il avait des principes d’un autre temps… C’est l’histoire tristement banale d’une double vie.
– Il s’est occupé de toi ?
– C’était le père le plus merveilleux qui soit.
– Mais alors, pourquoi es-tu si amère par rapport à tout ça ?
– Parce que ce secret a pourri toute ma vie ! Vis-à-vis de mes copines, de mes connaissances, de la famille, mon père restait cet inconnu que je n’avais pas le droit de nommer, comme si moi-même je ne pouvais exister qu’à moitié ! Alors que j’étais si fière de lui, et qu’on partageait une telle complicité… En pointillés, bien sûr, parce qu’il passait la plupart de son temps libre avec sa femme, l’officielle. Il nous disait souvent à quel point c’était triste, chez lui, et qu’il lui tardait de revenir vite nous voir… Mais il avait aussi un métier très prenant, alors finalement on ne profitait pas beaucoup de lui, enfin surtout moi, parce que ma mère pouvait au moins le voir sur ses journées de travail.
– La vie est mal faite, quand même.
– Merci, oui, j’en sais quelque chose.
Des larmes brillent dans ses yeux, elle a l’air bouleversée. Je n’aime pas la voir ainsi, vulnérable, elle qui me semblait si forte. Elle renifle discrètement et repousse la fin du sandwich vers moi.
– Tiens, finis-le.
– Merci du cadeau.
Elle sourit à travers ses larmes.
– Jonathan, discuter avec toi m’a fait comprendre quelque chose. Il faut que je dise au revoir à quelqu’un, on se retrouve après ? Tu m’attends, tu me le promets ? Je n’en ai pas pour longtemps.
– Bien sûr, je reste là, ne t’inquiète pas.
Je ne lui pose pas de questions, elle a l’air enfin apaisée. Il sera toujours temps de l’interroger plus tard, quand nous aurons tous deux éclairci nos situations. La mienne n’est pas simple, avec mon père en fin de vie, mais elle aussi a l’air empêtrée dans de drôles de toiles. Elle file, aérienne, vers les étages.
Après être resté un long moment devant mon fond de café froid, je décide d’aller fumer une cigarette dehors. Je guetterai de l’extérieur son retour. Elle tarde, cependant. Qui donc est-elle allée retrouver ?
Il ne pleut plus ce soir, l’air est doux, presque tiède. L’annonce d’un printemps précoce, déjà ? J’aimerais tellement. Mon portable vibre dans ma poche, un pressentiment me serre le cœur. Je reconnais le numéro du service, et pars en courant vers l’ascenseur. Pas la peine de répondre, dans cinq minutes je serai là-haut. Je sais ce qui m’attend, je connais l’issue, mais au lieu du soulagement espéré, une panique indicible s’empare de moi. C’est vraiment la fin, alors, le petit garçon que j’étais tente une remontée à la surface en suffoquant des larmes trop longtemps retenues. Je t’aimais moi, papa, je t’aimais tellement. Pourquoi tu ne m’as jamais ouvert les bras ? Pourquoi avoir laissé monter cette amertume infâme entre nous, qui me brouille le cœur et l’âme au moment où je pousse la porte de ta chambre. Des larmes embuent mon regard, je ne vois rien, ou presque. Ta silhouette décharnée se découpe sur les draps blancs de l’hôpital. Ton visage est serein. Et ta poitrine immobile, pour de bon cette fois. Je me sens si seul.
Au bout d’un long moment, je finis par m’assoir sur un bout de fauteuil. Une drôle de sensation m’envahit. J’ai l’impression de ressentir de discrets effluves de vanille, et je m’en veux de penser à Justine en un moment pareil. Pourtant, je ne rêve pas, l’odeur s’impose à moi aussi sûrement que si elle était là, tout à côté de moi. Je suis assis sur quelque chose, un bout de laine noir… Un bonnet ? Tout vacille autour de moi, qu’est-ce que ça signifie ?
– Jonathan…
Je me retourne, pétrifié. Justine se tient droite derrière moi, appuyée contre le mur, ses beaux yeux noyés dans un indicible chagrin.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Je ne peux pas croire… C’est ton père ?
Elle hoquette de plus belle, le visage ravagé. Mon esprit se refuse à tout raccourci, ce n’est qu’un hasard, elle a forcément dû me suivre, et son drame personnel la perturbe… Mais comment se fait-il que son bonnet traîne sur le fauteuil, elle était donc là avant moi, mais pour quelle raison ? Je le lui tends en agrandissant les yeux, je ne peux pas croire ce que mon cerveau embrumé me suggère. Elle percute plus vite que moi.
– Jonathan, je crois qu’on s’est bien fait avoir sur ce coup-là.
Elle sourit presque craintivement, comme si j’allais la jeter dehors. Contre toute attente, une joie fulgurante me traverse.
– Tu plaisantes, j’espère ? Mon père vient de me faire le plus beau cadeau de ma vie, à son insu.
– Vraiment ?
– On n’est plus seuls, Justine. Enfin.