LES ANGES AU PETIT JOUR
Ma vie d’infirmière est pleine de surprises. Je peux croiser en une seule journée plus de destins brisés ou d’histoires merveilleuses que vous n’en verrez peut-être jamais au cours de votre vie.
Tenez, aujourd’hui par exemple, en pédiatrie. On m’annonce l’entrée d’un bébé de six mois qui aurait fait un arrêt respiratoire. On ne sait pas encore pourquoi, aussi je m’étonne de l’expression radieuse de ses parents. Ce petit garçon est la copie conforme de son père. Mêmes oreilles en pointe, mêmes fossettes, mêmes yeux noirs et longs cils recourbés. C’est tellement saisissant que je m’en ouvre aux parents. Nouveaux sourires aux anges. Devant mon air dubitatif, ils s’excusent, s’expliquent, mi-gênés, mi-ravis. Le papa surtout, qui semble en adoration devant son fils, me regarde, ému.
– C’est que je ne savais pas …
– Vous ne saviez pas quoi ?
– Que j’avais un fils.
Là, c’est à mon tour de regarder la maman, sans bien comprendre. Elle sourit.
– On s’était séparés juste avant que j’apprenne ma grossesse. J’ai eu tellement peur que je l’ai enfin prévenu. Je lui ai révélé dans la même journée qu’il avait un fils et…
– Et que j’avais failli le perdre.
Voilà. Je sors de la chambre, des étoiles plein les yeux. Ils ont l’air de s’aimer comme au premier jour, en plus. Comme si cette paternité tombée du ciel leur permettait de se retrouver, finalement.
Je soupire. Dans la chambre à côté, en revanche, l’issue sera sûrement moins heureuse. Pour certains, le sort s’acharne et insiste. Un petit garçon de quinze mois, pas de papa non plus, ni de maman cette fois-ci, la double peine. Une cardiopathie complexe en attente de greffe, qui fait peur à tous les adoptants. Point de candidats pour toi, petit bonhomme laissé-pour compte. Aux invendus de l’amour, tu es en première place. Il faut dire, aussi, tu fais tellement de bruit en respirant ! Ton petit cœur fournit bien trop d’efforts.
Tes grands yeux bleus me chavirent à chaque fois que je rentre dans ta chambre. Tu es si attachant ! La mascotte du service, c’est à qui te câlinera le plus. Même si pour toi, c’est compliqué. Parfois tu tends tes petits bras vers nous, et d’autres fois tu nous repousses. Et d’autres fois encore, ton petit cœur a des ratés. Alors c’est le nôtre qui s’emballe, pour le coup, et qui vibre au diapason du tien, là, sur le scope. Ce petit tracé rouge, fragile et lumineux, bip, bip, comme on le surveille ! Sa régularité rythme nos inquiétudes, ses faiblesses nous font bondir, et nous accordons tant bien que mal notre cœur sur le tien. Je le sens, dans mes bras, tout contre moi. Les petites électrodes captent ce souffle de vie, souffle d’espoir, souffle au cœur. J’ai mal pour toi, petit bout d’homme, quand tu t’essouffles. Tu siffles, ta respiration s’accélère, tu es blanc, tu es gris, on dirait un papi. Vite, chariot d’urgence ! Et ça repart… Métronome infernal, ton petit cœur reprend sa route. Jusqu’à quand ? Ton tracé aura raison du nôtre, un de ces jours. Trop d’inquiétude, et trop d’angoisses accumulées à ton sujet.
Et puis tu es si seul. C’est ça, le fond du problème. On n’a pas le droit d’être seul, à ton âge. Ça nous révolte, mais que peut-on y faire ? On ne va pas t’embarquer avec nous, le soir, sous le manteau, pour te faire profiter de la chaleur d’un foyer, d’une famille aimante. On aimerait tellement. Que tu connaisses au moins une fois ce bonheur-là, avant… avant quoi ? Certains pensent que, de toute façon, tu t’envoleras, petit ange aux ailes blanches, poussées trop tôt. Que fais-tu là ? Terre oubliée, ton cœur a compris avant toi que tu n’étais pas désiré.
J’ai l’âme triste, ce soir, en te quittant. Que vas-tu devenir ?
Je repasse dans la chambre du bébé aux fossettes joyeuses, au papa rayonnant. Pourquoi n’as-tu pas droit, toi, à cette douceur-là ? Qui décide de cette loterie ? Toi, tu auras tout, et toi rien. C’est comme ça. Absurdité du monde.
– On a un cœur ! La coordination des greffes vient d’appeler !
Branle-bas de combat, les cartes sont rebattues, alors ? On te donne une seconde chance, vite, tout préparer, tu pars dans quelques heures à peine. Un espoir brille, là, au bout des pales de l’hélicoptère, dragon des airs, qui va t’emmener vers ton destin.
Mon cœur s’affole, pourvu que le tien accepte le subterfuge. Une greffe de cœur, ce n’est pas rien, surtout quand personne ne vous attend au bout du chemin.
Nouvel appel, c’est l’ASE, vous savez, l’Aide Sociale à l’Enfance.
On a des parents pour lui.
Je redresse la tête. Un rayon de soleil traverse les nuages.
Je vous l’avais bien dit, qu’une infirmière pouvait en voir, des choses, en une seule journée.